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L’Autorité et la morale

La collecte des crevettes est-elle un bienfait pour les femmes des Sundarbans ?

Annu JALAIS

12 / 2009

Cet article fait ressortir les contradictions véhiculées par la mondialisation, qui peut aggraver les inégalités structurelles dont souffrent les femmes au niveau mondial mais aussi leur offrir des possibilités d’émancipation au niveau local.

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Qu’elle ait diversifié ou réduit les opportunités économiques des communautés de pêcheurs à travers le monde, la mondialisation a apporté des changements évidents dans la façon dont les gens perçoivent et vivent les relations sociales. La collecte de post-larves de crevettes, qui a débuté dans les îles habitées du delta du Bengale, juste au nord de la forêt des Sundarbans, a fait l’objet d’une critique croissante de la part de militants écologistes et d’ONG à cause des effets catastrophiques de cette pratique sur les écosystèmes de par le monde. Dans le présent article, je ne vais pas débattre du caractère destructeur de la filière crevette mais montrer que, dans ces îles du Bengale occidental, le travail lié à la crevette fait surgir des problèmes d’ordre moral. Ces activités, qui représentent certes une menace pour l’environnement, semblent également déstabiliser un ordre établi solidement fondé sur des notions traditionnelles de genre (relations hommes-femmes) et de hiérarchie. Les femmes de ces îles ont, pour leur part, réagi de façon intéressante aux critiques évoquées.

Les rivières et canaux des Sundarbans du Bengale occidental constituent un gisement incroyable de produits de la mer. L’exploitation de la crevette, en particulier, a rapporté au pays des sommes considérables en devises. Parmi les espèces qui font l’objet d’un élevage commercial, la Penaeus monodon (crevette tigre, bagda en langue locale) est la plus grosse et la plus goûtée. On dit d’elle que c’est le « dollar vivant » des Sundarbans. Dans les îles habitées situées au nord de la forêt des Sundarbans, environ 10 000 hectares ont été convertis en étangs à crevettes. Les post-larves sont récoltées dans les rivières du sud de la région. Dans ce secteur, le sol n’est pas très fertile et il est périodiquement recouvert d’eau saumâtre. Une bonne partie de la population de ces îles dépend donc de la cueillette de crabes, de bois et de miel dans la forêt ou prélèvent poissons et larves de crevettes dans les rivières.

Récemment interdite par le Gouvernement, la collecte de post-larves était devenue une activité très fréquente chez les îliens, une source de revenus des plus assurée. Deux heures à manœuvrer les filets rapportaient plus qu’une journée entière dans les champs. Cette occupation s’est rapidement répandue après les cyclones dévastateurs de 1981 et 1988. Autour de nombreuses îles, les levées de terre ont été endommagées et emportées. Il y a eu de grosses pertes de récoltes, évaluées à 830 millions de roupies (17,7 millions de dollars), et les sols salinisés devenaient impropres à la culture. Les gens établis le long des rivières (surtout des pêcheurs et des personnes vivant de la forêt) ont été les plus touchés. Leurs petits lopins étaient perdus ; et pour continuer à faire manger la famille, les femmes se sont mises à récolter des post-larves de crevettes, pour lesquelles elles recevaient un paiement immédiat.

Il y avait une autre raison au développement rapide de cette activité au cours des années 1980. C’était l’époque où les Autorités sévissaient durement contre ceux qui se hasardaient dans la zone forestière des Sundarbans sans permis. L’obtention d’un permis coûtait cher et les fonctionnaires étaient sans pitié pour imposer des amendes aux fraudeurs. Dans ce contexte, le prélèvement de post-larves devint vite une alternative intéressante qui se pratiquait sur le pourtour des îles sans qu’on ait à s’aventurer dans le secteur forestier, et suivant ses disponibilités. Et surtout ça rapportait bien, et c’était autorisé puisqu’on ne pouvait être accusé d’abîmer la forêt.

La collecte de crevettes a donc permis aux pauvres, et notamment aux femmes, de survivre. Comme le faisaient souvent remarquer les gens des îles, c’est ainsi que les plus démunis d’entre eux sont parvenus à avoir deux repas convenables chaque jour. Mais cette activité a fini par attirer de sévères critiques de la part de l’élite villageoise qui dénonçait « l’avidité » des personnes en cause, ce qui mettait aussi en danger « l’éthique » de la vie locale. En fait, ce qui provoquait l’irritation des élites, ce n’était évidemment pas l’avenir des biens communs que constituent les Sundarbans, ni le fait qu’un nombre croissant de femmes étaient victimes de crocodiles. Il s’agissait plus exactement de la réaction de milieux urbains et bourgeois soucieux de moralité (comportement des hommes et des femmes) et de hiérarchie sociale. En substance, ces gens considéraient que cette nouvelle activité rendait les femmes « incontrôlables » et les pauvres « arrogants ». Avec les sous ainsi gagnés, ils et elles se permettaient de remettre en cause les hiérarchies en place dans les villages.

Je cite un exemple pour illustrer la chose. Un jour, alors que je buvais du thé sur le marché près du village où je faisais mon enquête, un maître d’école s’est mis à me parler. Dans la hiérarchie villageoise, le maître d’école fait partie de l’élite sociale et économique. « À propos des ramasseuses de larves de crevettes, savez-vous quelle est la cause principale de leurs morts ? C’est l’avidité ! Il y a plein de femmes qui laissent de côté leurs enfants et courent au petit matin avec leurs filets jusqu’à la rivière pour se faire des dollars. Les Américains et les Japonais aiment nos crevettes tigres, et ça gâte notre façon de vivre traditionnelle. Maintenant, les femmes ne restent plus à la maison à cuisiner pour leur mari. Tout ce qui les intéresse c’est de faire du fric ! »

Un peu plus tard, une femme du nom d’Arati, pêcheuse de larves elle aussi, et qui avait entendu la conversation dans cette boutique, me dit sur un ton ironique : « Savez-vous ce que signifie pour lui la façon de vivre traditionnelle ? Il pensait au pouvoir qu’il avait de nous exploiter dans ses champs pour quelques roupies. Les larves de crevettes nous ont sauvées : ce sont les dollars vivants des Sundarbans. Et nous gagnerons contre ces propriétaires terriens qui nous exploitaient sans pitié. Maintenant je peux envoyer mes enfants à l’école et aussi m’acheter une paire de chaussures quand j’en ai besoin. »

L’antipathie manifestée par l’élite villageoise à l’encontre des ramasseuses de larves de crevettes est ainsi l’expression d’une lutte pour le contrôle de l’économie locale. Ces gens qui possèdent des terres ne sont pas du tout contents que, depuis cette nouvelle activité de cueillette, leurs métayers et leurs journaliers refusent de travailler dans leurs champs pour le dérisoire revenu d’avant. Les femmes préfèrent pratiquer cette pêche et vendre leur récolte au plus offrant. Elles préfèrent aussi emprunter de l’argent auprès des personnes faisant ce commerce et qui sont issues de leur milieu socio-économique plutôt que de s’adresser aux propriétaires fonciers traditionnels.

Certaines études disent que la mondialisation a fait du tort aux femmes, qu’elle a aggravé les inégalités structurelles entre hommes et femmes. Mais beaucoup de femmes, notamment celles qui sont de milieux socio-économiques défavorisés, estiment qu’elle leur a donné plus de possibilités pour se libérer de certaines normes patriarcales bien établies. Elles considèrent qu’elles ont plus de pouvoir d’agir que les générations précédentes.

Les paroles d’Arati critiquant le maître d’école qui en voulait à ces femmes désireuses d’acquérir une certaine autonomie économique font bien ressortir la problématique de la définition de la moralité. Le vécu de ces femmes pauvres et laborieuses dans le contexte de la mondialisation traduit aussi une aspiration essentielle de l’être humain : vivre dans la dignité.

Key words

gender, role of women, women work, aquafarming, consequences of globalisacion, social relationships


, India, Sundarbans, Bengale occidental

file

Fishworkers’ Challenges and Initiatives in the World. Selections from ICSF publications ‘Samudra Report’ and ‘Yemaya’

Notes

Cet article a été publié initialement dans le numéro 32 de Yemaya, magazine de l’ICSF consacré à la pêche et aux questions de genre. Il est également disponible en anglais.

Source

Original text

ICSF (International Collective in Support of Fishworkers) - 27 College Road, Chennai 600006, INDIA - Tel. (91) 44-2827 5303 - Fax (91) 44-2825 4457 - India - www.icsf.net - icsf (@) icsf.net

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