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Entre guerre, développement et conservation : le cas du lac Loktak dans le nord-est de l’Inde

Monica AMADOR J.

07 / 2011

Introduction

Le 10 mars 1999 à minuit, deux-mille soldats de l’armée indienne ont encerclé les îlots de Thanga, Karang et Ithing du lac Loktak et ont arrêté la population locale. Le lac est situé au nord-est de l’Inde, dans l’État du Manipur, qui a subi des décennies d’occupation militaire et abrite plusieurs mouvements séparatistes. La population des îles du lac - appelées phumdis - est constituée en majorité de pêcheurs et de paysans. Durant l’occupation militaire de 1999 qui a duré six jours, ces personnes ont été accusées de faire partie du groupe d’insurgés du front uni de libération nationale UNLF et ont été sommées de révéler des informations sur les insurgés. Elles ont été torturées et soumises à d’autres formes de traitements dégradants et inhumains. Des leaders locales telles que Meira Paibis, Yumnam Subashini, Ningthoujam Ongi Shanti et Ningthoujam Momon ont été interrogées et torturées durant des heures. Des pêcheurs ont été battus et humiliés devant leurs familles, et la population toute entière, y compris les enfants et les personnes âgées, a été maintenue dans ce que l’on pourrait appeler des camps d’internement. Pour résumer, dans le cadre d’une apparente lutte contre l’insurrection, la population a été victime de maltraitances physiques et psychologiques, infligées par les membres d’une des plus puissantes armées du monde.

Cet incident est la tentative la plus spectaculaire par le gouvernement indien pour exercer un contrôle sur les communautés du lac Loktak. Cependant, d’autres tentatives, moins brutales mais peut-être encore plus menaçantes, sont apparues sous la forme de ce que l’on a appelé les projets de « développement » et de « préservation ». Tout au long de ces années, les communautés du lac se sont battues pour défendre leur terre et leur mode de vie contre les projets mis en Ĺ“uvre par le gouvernement ainsi que des acteurs privés.

Opposition au « développement » du lac Loktak

L’affrontement avec l’armée indienne ne constituait pas la première occasion où les communautés du lac Loktak ont été confrontées à une puissante institution indienne. Un tel événement s’était déjà déroulé bien plus tôt, lorsque la Société nationale de l’énergie hydroélectrique (National Hydroelectric Power Corporation, NHPC) de l’Inde terminait de construire la centrale hydroélectrique de Loktak sur le fleuve Manipur, à environ 35 km des îles Loktak. La NHPC avait promis aux communautés avoisinantes un libre accès à l’électricité, à l’eau d’irrigation, aux écoles, aux routes et la possibilité de travailler à la construction d’un barrage qui permettrait le développement de cette partie « isolée » de l’Inde. Indira Gandhi était alors Premier Ministre du pays et elle gardait en mémoire le rêve de son père Jawaharlal Nehru (premier Premier Ministre de l’Inde) : construire les temples de l’Inde moderne, c’est-à-dire des barrages hydroélectriques.

Le projet hydroélectrique multiple de Loktak a été initialement conçu dans les années 50 (à l’époque de Nehru) pour approvisionner en électricité une grande partie de la région du nord-est. Finalement, en 1977, le projet a été confié à la NHPC. La centrale hydroélectrique de Loktak a été construite sur la base d’une capacité de 105 mégawatts. Alors que la centrale a été terminée comme prévu, les promesses faites aux communautés vivant autour du lac Loktak et du fleuve Manipur n’ont jamais été tenues. Au lieu de cela, leurs rizières et leurs maisons ont été immergées, les communautés ont dû se déplacer et elles n’ont jamais été indemnisées. Lorsqu’il est enfin devenu évident que les promesses de l’État ne seraient pas tenues, un fort mouvement social est né pour résister au projet.

Entre 1994 et 2001, l’Association de défense des zones affectées par le projet Loktak (Loktak Project Affected Areas Action Committee, ci-après « l’Association ») et 10 dirigeants indigènes représentant les villes de la périphérie du lac Loktak et le fleuve Manipur (1) ont engagé des poursuites judiciaires contre le projet hydroélectrique multiple de Loktak au motif que les mesures de protection appropriées n’avaient pas été prises avant la construction et qu’aucun processus de consultation adapté n’avait été mis en place avec les communautés. Dans ses nombreuses requêtes judiciaires, rassemblements et réunions, l’Association déclarait que la NHPC ne prenait pas en considération les facteurs qui réduisent le volume du lac et les effets indésirables pour le lac d’une intervention artificielle sur le débit du fleuve. La NHPC n’a pas non plus pris en compte les possibles conséquences néfastes pour les différentes pratiques agricoles des tribus, telles que le jhuming (culture itinérante). L’eau qui se déverse dans la vallée perturbe le cours du fleuve et cause désormais une grave érosion en aval. Les sédiments qui s’accumulent dans le lac entraînent une présence abondante de mauvaise herbes et de jacinthes d’eau, ce qui provoque la stagnation de l’eau, affecte de manière négative la pêche et d’autres activités de subsistance. Les pétitionnaires ont demandé des indemnisations ainsi que la création d’un comité d’experts afin d’évaluer les dommages et d’étudier des solutions durables.

Cependant, le mouvement a perdu en force à cause de la longueur des procédures juridiques, durant lesquelles une armée d’experts, d’ingénieurs, d’écologistes, d’avocats et de fonctionnaires ont noyé la population dans des débats interminables qui n’ont pris fin qu’avec le refus de la NHPC de verser des indemnisations. Néanmoins, le mouvement d’opposition au projet hydroélectrique de Loktak avait attiré l’attention de plusieurs militants des droits de l’homme et luttant contre les barrages qui avaient vigoureusement fait campagne, dans les années 80 et 90, contre les méga-projets d’énergie hydroélectrique en Inde.

Le nouveau mouvement: contre un écologisme restrictif

Le mouvement a connu un regain d’activité en 2006. Cette année-là a été celle de la création de l’Autorité d’aménagement du lac Loktak (LDA) qui a découlé de la loi de protection du lac Loktak du Manipur de 2006 et a été soutenue par le gouvernement du Manipur, dirigé par le Ministre en chef Okram Ibobi Sing (2). L’objectif de la LDA était d’« assurer la gestion, le contrôle, la protection, l’amélioration, la préservation et l’aménagement de l’environnement naturel du lac Loktak. » Il était alors impossible de cacher les conséquences catastrophiques du projet hydroélectrique de Loktak et des politiques environnementales devaient être mises en place de manière urgente afin de préserver le lac ainsi que les communautés ancestrales qui, durant des siècles, avaient construit des relations durables avec la faune et la flore et les ressources naturelles du lac (3).

Cependant, au lieu de reconnaître le rôle important des communautés locales dans la protection du lac, les représentants du gouvernement n’ont ni consulté ni même pris en considération ces communautés au moment de l’élaboration du projet de loi de 2006 et de la création de la LDA. Au contraire, la loi de 2006 portait préjudice aux communautés car elle interdisait de pêcher, de cultiver des terres ou même de vivre dans une « zone centrale » (70,30 km2) et d’encercler la « zone tampon ». Le mode de vie des communautés locales était complètement ignoré. En plus des restrictions citées plus haut, la loi de 2006 insiste sur le fait que le lac Loktak appartient au gouvernement, ignorant ainsi la présence historique des communautés du lac. En plus de la dictature exercée par les restrictions établies par la loi de 2006, le gouvernement du Manipur a nommé la NHPC membre de premier plan du comité directeur de la LDA, ne tenant aucunement compte du rôle primordial joué par la NHPC en ce qui concerne la pollution du lac, le déplacement forcé de nombreuses personnes et la destruction du mode de vie traditionnel à Loktak.

Il convient de remettre la LDA dans le cadre plus général des politiques environnementales indiennes. Depuis l’époque du gouvernement d’Indira Gandhi, un discours écologique restrictif influence la politique et le langage du gouvernement. Les fonctionnaires influents et les partis politiques qui sont liés au gouvernement national veulent protéger les forêts, les tigres et les autres espèces menacées ainsi que les habitats sans prendre en compte les droits des adivasis (population indigène) et des communautés vivant dans ces zones. Les confusions de classification ont encouragé ces restrictions : dans le cas du lac Loktak, les groupes tribaux Meithei résidant autour du lac ne sont pas techniquement classifiés en tant que tribus répertoriées (indigènes reconnus par la Constitution indienne). À cause de ce vide réglementaire, le gouvernement a pu mettre en place la loi de 2006 et prendre réellement le contrôle du lac.

Les communautés locales se sont rendues comptes des implications de cette loi, et les protestations ont pris de l’ampleur. Les organisations de soutien, les ONG locales, les militants indépendants et les écologistes locaux ont réuni leurs efforts pour créer un réseau de plaidoyer, de militantisme et de lutte afin d’éviter les erreurs du passé et de mobiliser la communauté contre la NHPC et les politiques de conservation actuelles. L’une des récentes activités du mouvement a été de traduire les documents importants dans les langues locales (le meiteilon et le rongmei) afin d’instaurer une plus grande participation aux futures audiences publiques, une obligation que les autorités n’avaient pas respectée durant le processus de consultation. Les communautés locales ont également mis en place une plate-forme commune appelée Loktak’s People Forum, où les demandes des villageois sont recueillies et gérées. Un groupe de femmes du Loktak a aussi critiqué la loi de 2006. Selon une femme de la région, « la loi de 2006 représente une menace directe et immédiate à mon droit de subsistance quotidien et je lutterai jusqu’à ma mort pour le défendre ». Cette lutte a aussi permis de rapprocher plusieurs communautés tribales du nord-est de l’Inde qui se battent contre les barrages et les projets d’aménagement tels que le projet hydroélectrique de Doyang (DHED) dans l’État du Nagaland.

Le 7 juin 2011, une audience publique s’est tenue sur l’élargissement du projet hydroélectrique multiple de Loktak. Les débats portaient principalement sur le « projet en aval du Loktak », une initiative connexe au projet qui utiliserait les déversements de la principale centrale hydroélectrique de Loktak pour créer une autre centrale d’une puissance de 66 mégawatts. Malgré les irrégularités constatées dans l’annonce des audiences publiques, comme l’absence de traduction de l’annonce dans les langues locales, la distance pour se rendre au lieu des audiences et l’incompatibilité du moment choisi pour l’organisation des audiences (lors de la préparation des rizières), de nombreuses organisations ont réussi à exprimer leur mécontentement à l’égard du projet. Les médias du Manipur ont cependant maintenu que les audiences publiques avaient été un succès et que la participation des villageois donnait carte blanche au projet en aval. Quelques jours après l’audience publique, de nouvelles réunions ont été organisées par le groupe CCDD (Citizens’ Concern for Dams and Development) afin de mobiliser la population contre le projet. Le mouvement de résistance, qui rassemble diverses parties prenantes, est convaincu que le projet en aval du Loktak fait partie d’un processus de mensonge historique orchestré par la NHPC et le gouvernement du Manipur. La lutte contre le projet en aval ouvre donc un nouveau chapitre de résistance contre la façon dont les autorités nationales et locales maintiennent les communautés « périphériques » hors du cadre général de développement.

Conclusion

Durant des dizaines d’années, les communautés locales du lac Loktak ont assisté à la mise en place de plusieurs politiques, projets et interventions (de développement, militaires et environnementaux) qui devaient apparemment protéger la vie dans et autour du lac. Mais la plupart de ces interventions n’ont mené qu’à une dégradation des traditions et du quotidien des pêcheurs locaux, des femmes, des paysans et des villageois.

Le cas du lac Loktak illustre bien la façon dont les multiples dialogues et pratiques concurrentiels sculptent un territoire. Il révèle également les contradictions des initiatives qui, au cours des sept dernières décennies, étaient censées favoriser le développement et protéger l’environnement dans le « tiers monde », y compris des projets et des politiques portant sur des questions telles que le réchauffement climatique, la protection des forêts et des espèces menacées. Dans de nombreux cas, ces initiatives ont un impact néfaste sur les communautés traditionnelles.

Le lac Loktak est devenu un territoire disputé où de nombreuses stratégies on été utilisées pour contrôler et exploiter les ressources locales. Et même si ces stratégies employaient différents discours inspirés par des idéologies souvent contradictoires, elles sont toutes liées les unes aux autres. Les communautés locales, luttant contre ces discours fondés sur l’exploitation, ont cherché à garder la liberté d’action et de contrôle de leurs terres et de leurs moyens de subsistance. Leurs efforts sont essentiels afin de pouvoir repenser les modèles de développement mondial et les actuels schémas de protection de l’environnement.

1Ningthoujam Yaima Sing de Thanga Khunyshem, Oinam Jila Singh de Thanga Chingkha, Salam Manibabu Sing de Thanga Heisnam, Oinam Ibomcha Sing de Chingmei, tous dans le district de Bishnupur, Ashok Kamei de Shamusing, N. Kunjo Sing résident de Hyangthang, Salam Manichouba Sing résident de Arong Khunou, Thoudam Yaima Meithei résident de Wangoo Mamag Sabal dans le district de Thoubal et Thiyam Manglem Sing de Haobam Marak Keisham Leikai dans le district d’Imphal.
2Okram Ibobi Sing, membre du puissant Parti du Congrès, est le Ministre en chef du gouvernement du Manipur depuis 2002. Il a récemment été accusé de corruption dans le cadre du contrat accordé à la société de son fils pour l’assainissement du lac Loktak.
3Un autre exemple de la construction de relations durables avec l’environnement naturel est le cas du peuple Uru sur le lac Titicaca (Bolivie-Pérou). Comme je l’ai observé lorsque je me suis rendue sur le lac en 2003, les communautés tribales utilisent des plantes aquatiques et des roseaux pour construire des îlots. Grâce à cette technique, elles contrôlent la croissance des roseaux et contribuent à la propreté du lac.

Key words

dam, ethnic minority, environmental degradation, environment, traditional fishing, indigenous peoples


, India

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Notes

Lire l’article original en anglais : Caught between War, Development and Conservation: the Case of Loktak Lake in Northeast India

Traduction : Agnès Carchereux

Pour aller plus loin :

  • Humans Right Report: Operation Loktak, A case study of Human Rights Violations, prepared by Committee on Human Rights (COHR), Joint Fact Finding Team, Manipur, Imphal, 1999.

  • Archives of CORE. Petitions in the case: The Loktak Project affected areas action committee and other versus The National Hydro Electric Power Corporation Ltd, In the Gauhati High Court, Imphal Bench, 1994 to 2000.

  • Petition, Civil Rule No.32 of 1994, in the Guhati High Court, Imphal Bench.

  • The Manipur Loktak Lake (Protection) Act, 2006, in the Manipur Gazete Published in Imphal the 5th April 2006.

  • Press Release Against Manipur Loktak Lake Protection Act 2006, Dated 6 April 2011 in Ningthoukhong Released by: All Loktak Lake Floating Hut Dwellers Hut Dwellers & Fishermen Progressive Committee (Apunba Lup), All Loktak Fishing Workers Assn, The All Manipur Thanga People Welfare Assn, The Loktak Peoples Forum and All Loktak Lake Floating Hut Dwellers & Fishermen Progressive Committee (Nupi Apunba Lup).

  • “Public Hearing On Loktak Downstream Project, Thangal Villagers Gives The Thumbs Up Signal”, in Manipur Online, 9 June 2011.

Source

Original text

Intercultural Resources - 33-D, 3rd Floor, Vijay Mandal Enclave, DDA SFS FLATS, New Delhi, 110016, INDIA - India - icrindia.org

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