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Brésil : le renoncement de Lula ?

La réforme agraire en panne et le système de l’agrobusiness entériné

Sarah DINDO, Gilles MARECHAL

12 / 2007

Le Brésil est l’un des pays au monde où la répartition des terres est la plus inégalitaire : 1 % des exploitants (50 000 personnes) détiennent 44 % de la surface agricole, tandis que 53 % de petits propriétaires doivent s’en partager 3 %. Aux petits propriétaires, il faut ajouter tous ceux qui ne possèdent rien, soit 5 millions de familles rurales. Une telle concentration des terres explique que le combat du Mouvement des Sans Terre (MST) pour une réforme agraire s’exprime à travers un appel « pour un Brésil sans grandes propriétés » (por um Brasil sem latifúndio !). Cette situation historique de forte inégalité dans l’accès à la terre demeure alors que le président du Brésil Lula, réélu en 2006, est au pouvoir depuis octobre 2002 avec la victoire du Parti des travailleurs.

Une politique agricole inchangée depuis les années 1960

Les fortes disparités dans l’accès à la terre reflètent les politiques mises en Ĺ“uvre dès le début des années 1960 de promotion d’une forme d’agriculture industrielle et patronale. Les grandes cultures d’exportation source de croissance ont ainsi été largement favorisées, au détriment d’une agriculture familiale destinée à la consommation intérieure. Jusqu’aux années 1980, le crédit a constitué le principal instrument d’orientation des pratiques agricoles. Il s’est concentré massivement sur des productions telles que le soja et la canne à sucre, ne bénéficiant qu’à l’exploitation à grande échelle portée par des capitaux volatiles. Le régime incitatif du crédit a parfois atteint des sommets de volontarisme : à la fin des années 1970, les taux réels de crédit pouvaient être négatifs, en 1989 les crédits de campagne accordés aux producteurs de soja dépassaient la valeur de la production. Au milieu des années 1980, une politique de prix minimum a permis d’impliquer davantage le secteur privé dans le financement de l’agriculture. Ce passage de relais a consacré la sélectivité du soutien à l’agriculture, le secteur bancaire réclamant des garanties que la grande majorité des producteurs vivriers ne peuvent apporter. Parallèlement, les infrastructures, les orientations de la recherche, l’assistance technique et même des politiques macro-économiques comme les taux de change ont soutenu le développement du secteur agro-exportateur.

Sur une période de quarante ans, les productions cultivables à grande échelle ont connu une progression exponentielle, tandis que les productions centrées sur la consommation interne, comme le haricot ou le manioc, n’ont pas suivi l’augmentation de la population. Une telle politique a amené le Brésil au rang des premiers producteurs de produits agricoles mondiaux. L’agriculture dégage chaque année un solde commercial positif de 6 à 10 milliards de dollars depuis les années 1990. Elle contribue largement à la croissance et au paiement de la dette extérieure du pays, ce qui explique qu’il ne soit pas si simple d’y renoncer. Mais des effets extrêmement négatifs étaient aussi inscrits en filigrane de ce projet agro-industriel : l’exclusivité accordée à certaines cultures s’est accompagnée d’une forte régression de l’emploi rural, d’un exode rural spectaculaire, d’une pauvreté endémique et d’une destruction de l’environnement.

Les sans-terre sont aujourd’hui au nombre de plusieurs millions. En 1995, 32 millions de Brésiliens souffraient de la faim, parmi lesquels la moitié sont des ruraux. Pour les 60 millions de Brésiliens vivant sous le seuil de pauvreté, les produits alimentaires de base ont vu leurs prix constamment augmenter. L’agriculture, après avoir contribué à l’accroissement de la dette extérieure, a aussi creusé la dette intérieure par l’injonction massive de crédits nationaux pour gagner des devises. Enfin, l’impact sur l’environnement des pratiques agricoles industrielles affecte gravement des milieux sensibles (forêts, marécages) mais laisse aussi présager des problèmes futurs pour les espaces banalisés (érosion, baisse de fertilité des sols).

Des petits efforts de Cardoso aux tiraillements de Lula

De 1995 à 2002, les gouvernements sociaux-démocrates du président Cardoso ont introduit des mesures destinées à accompagner l’essor d’une production agricole familiale. Mais les efforts de communication de Cardoso ne sont pas parvenus à masquer la faiblesse des mesures engagées et des résultats obtenus. Le ministre Jungmann a avancé le chiffre de 434 718 familles installées fin 2005 sur plus de 10 millions d’hectares dans le cadre de la réforme agraire. Mais le Mouvement des sans-terre conteste ce chiffre, agrégeant selon lui réalisations effectives et vagues projets, et lui oppose un nombre de 500 000 familles de petits producteurs expulsées ou en faillite pendant la même période. Le solde global resterait donc négatif, l’agriculture familiale continuant à alimenter l’exode rural.

Avant son élection en 2002, Lula avait pour sa part promis la plus grande réforme agraire que le pays n’ait jamais connue. Il s’agissait non seulement d’engager un vaste programme de redistribution des terres, mais de faire de la réforme agraire la base d’une refonte du système social. Mais ces projets se sont progressivement heurtés aux pressions économiques, Lula apparaissant de plus en plus tiraillé entre les enjeux de compétitivité de l’économie brésilienne et une volonté d’égalité et de justice sociale. Un tel tiraillement s’était retrouvé dès la première campagne présidentielle parmi les spécialistes du PT, certains se déclarant en faveur d’une réforme profonde de la politique agricole et d’un rééquilibrage vers l’agriculture familiale, d’autres considérant que les 6 à 10 milliards de dollars de devises « gagnés » annuellement par l’agriculture brésilienne rendraient toute inflexion difficile.

La composition du premier gouvernement de Lula a confirmé cet antagonisme. Les grands ministères ont été généralement confiés à des libéraux, comme le ministère de l’Agriculture dévolu à Roberto Rodrigues, figure de proue de l’agrobusiness, à l’approche techniciste de grand propriétaire foncier. Celui du Développement, de l’industrie et du commerce extérieur est tenu par Luis Fernando Furlan, ancien patron de la plus grande firme exportatrice de volaille et de porc. Ses priorités sont l’intégration à l’ALCA (accord de libre échange pour les Amériques) et la défense d’une libéralisation des échanges agricoles à l’OMC. Les ministères des Finances et des Affaires extérieures représentent aussi des alliés de poids pour la défense du modèle de l’agrobusiness, par un taux de change favorable et une ligne libre-échangiste dans les négociations internationales. Parallèlement, un ministère du Développement agraire a échu à Miguel Rossetto, ancien syndicaliste de l’aile gauche du PT. José Graziano, professeur d’Université d’origine agricole, a été promu « ministre extraordinaire pour la sécurité alimentaire et la lutte contre la faim », chargé de mettre en oeuvre le programme « faim zéro » doté d’une enveloppe budgétaire de 500 millions d’euros. Marina Silva, à l’environnement, a été pour sa part seringueira (ouvrier qui collecte le latex des héveas) et compagne de lutte de Chico Mendes. Elle a d’emblée exprimé son opposition aux OGM. En mai 2008, Marina Silva a démissionnée et a été remplacé par Carlos Minc, homme politique et géographe.

Aujourd’hui, la question récurrente porte sur la compatibilité ou non pour le Brésil de poursuivre simultanément deux stratégies agricoles. Cette position est-elle soutenable :

– financièrement, quand les interventions publiques sur l’agriculture ne peuvent être augmentées et mettent deux secteurs en concurrence ?

– politiquement, quand les négociations internationales réclament une position claire, entre un libre-échangisme favorisant les exportations et une ligne de souveraineté alimentaire défendant le marché intérieur ?

– socialement, quand les choix à faire relèvent d’un soutien prioritaire aux investisseurs ou aux pauvres ?

Un certain nombre d’orientations indiquent que la ligne officielle du « ni…ni » ou de « les deux » risque de continuer de faire la part belle à la poursuite des orientations antérieures. D’ores et déjà, la déception est grande à propos de la réforme agraire, en pleine stagnation ces dernières années. En 2007, le nombre d’expropriations de terres appartenant à de grands propriétaires – l’Etat les rachète sous forme d’obligations – a baissé de 62 % par rapport à 2006. Le gouvernement Lula a mis 204 500 hectares à disposition de paysans sans terre, alors que la moyenne annuelle de son premier mandat était de 682 500 hectares. Les terres expropriées « ont servi à installer 67 000 familles, alors que l’objectif révisé à la baisse était de 100 000 ». Depuis que Lula est arrivé au pouvoir, le nombre de familles installées dans des campements précaires est passé de 60 000 à 230 813, quand plus d’un million de personnes attendent le lopin de terre promis (1).

Le gouvernement qui a légalisé les OGM

Alors que 71 % des Brésiliens sont opposés à la consommation et à la commercialisation des OGM, le premier gouvernement Lula a vite autorisé la commercialisation du soja transgénique en dépit de ses promesses de campagne. En 2003, il s’agissait de « mesures provisoires » pour autoriser d’une part « la vente du soja génétiquement modifié de la récolte 2002-2003 planté massivement – et illégalement – par des milliers de paysans à partir de semences importées d’Argentine ». D’autre part, Lula a souhaité « permettre aux agriculteurs qui avaient conservé des semences OGM de l’année précédente de les planter en 2004 » (2). Ce faisant, Lula a récompensé le trafic organisé dans le sud du Brésil pour promouvoir les semences génétiquement modifiées et créer une situation irréversible. Il a entériné la dépendance créée par le modèle agro-industriel, qui prive la représentation démocratique de sa capacité de choix, l’entraînant par une stratégie du fait accompli dans une spirale du « toujours plus ». En mars 2005, le président Lula devait en outre signer une loi sur la biosécurité, facilitant la production légale d’OGM, en évitant notamment aux producteurs d’avoir à requérir une étude d’impact environnemental ou sanitaire. Cette abdication devant les multinationales de l’agrobusiness témoigne non seulement d’une importante prise de risque sanitaire et environnementale, mais aussi d’un véritable soutien à l’agrobusiness et aux cultures intensives, la promotion d’autres agricultures (familiale notamment) restant désormais subordonnée aux intérêts des gros producteurs.

Politique agricole et justice sociale

Le gouvernement Lula a exprimé dès son installation une position novatrice en considérant l’agriculture non pas comme un secteur producteur de biens marchands ordinaires mais comme un fondement et un symbole de la justice sociale au Brésil. C’est ainsi que le ministère extraordinaire sur la sécurité alimentaire prenait acte pour la première fois du constat établi par l’Institut de recherches économiques appliquées dès 1993 : si plus de 32 millions de Brésiliens ont faim, ce n’est pas par manque de nourriture, c’est faute d’accès à l’alimentation (pouvoir d’achat en premier lieu).

Simultanément l’agriculture a été considérée comme un facteur d’intégration et de citoyenneté. Ce changement de regard provoque l’émergence d’agricultures familiales. Mais si la stratégie agro-exportatrice semble validée, d’autres formes d’agricultures ne pourront émerger qu’en échappant au carcan intellectuel, financier, politique des oligarchies. La compatibilité entre les deux est douteuse. Ce qui ramène à une interrogation fondamentale, à laquelle le gouvernement Lula n’a pas répondu « l’alimentation est-elle un produit comme les autres ? ».

1 Bernardo Gutiérrez, « Lula a étranglé la réforme agraire », mondialisation.ca, 14 janvier 2008.
2 Arnaud Apoteker, « Soja : de l’espoir au moratoire. Vers un Brésil transgénique ? », Peuples en marche, jan-fév. 2004.

Palabras claves

acceso a la tierra, campesino sin tierra, política agrícola, reforma agraria


, Brasil

dosier

Accès à la terre : voyage au centre des impasses de la mondialisation

Notas

Cet article a été rédigé par Sarah Dindo à partir d’un texte de Gilles Maréchal, publié dans l’ouvrage Accorder l’accès à la terre (CRIDEV, Frères des Hommes, PEKEA).

Gilles Maréchal est président d’AMAR (Acteurs dans le monde agricole et rural) et coordinateur de la Fédération régionale de Bretagne des centres d’initiatives pour valoriser l’agriculture et le milieu rural (FRCIVAM). (source : CRIDEV, Frères des Hommes, PEKEA. Accorder l’accès à la terre. Septembre 2007. 126 p.)

Fuente

Libro

CRIDEV, Frères des Hommes, PEKEA. Accorder l’accès à la terre. Septembre 2007. 126 p.

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