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Produit national brut et Produit naturel brut

Relancer l’économie en préservant les ressources naturelles traditionnelles

Richard MAHAPATRA

10 / 2005

Pour survivre à Barigaon, un village du district de Koraput dans l’Etat d’Orissa, Inde, il faut faire une bonne récolte sur les mahua (Madhuca indica). Cet arbre fournit une graine comestible, sa fleur sert à faire une boisson appréciée et elle a des vertus médicinales, de même que l’écorce. Avec cette monnaie d’échange on peut se procurer de tout : sel, tabac, parfois une épouse. Chaque mois de janvier, les habitants vont dans les bois voisins pour voir comment se passe la floraison : plus elle est abondante, plus la vie sera confortable. En février, les gens établissent leur budget suivant ce que rapporte le mahua. Chaque année, c’est le mahua qui décide du sort de l’économie locale.

C’est également le moment de l’année où le gouvernement central établit le bilan de l’économie nationale. Avant même que le ministre des finances, Yashmant Sindha, ne présente son budget, les habitants de Barigaon savaient ce qui les attendait : le mahua n’avait pas bien fleuri. « Je dois créer de la demande dans les zones rurales, qui sont le fondement de notre économie. Je ne veux plus qu’on dépende uniquement des secteurs urbains » , déclarait le ministre. Mais les gens de Barigaon vous diront que ce ne sont pas les paroles ou les actes du ministre qui les empêcheront d’avoir faim. « C’est de la forêt que vient la vie » , dit Alia Majhi, une ancienne du village. Avec son petit bout de terrain et moins de mahua venus des bois, sa nourriture n’est peut-être pas assurée jusque la fin de l’année. Le budget du ministre des finances aurait pu dynamiser un peu l’économie de Barigaon en facilitant l’accès au mahua. Il y en a quelques centaines d’hectares à côté, mais c’est l’Administration qui contrôle tout ça. « Ce qui peut nous faire vivre est juste derrière nous, et pourtant la mort nous regarde dans les yeux » , commente la vieille dame. Et parce qu’il omet de tenir compte du Produit naturel brut auquel fait appel la vieille dame, le Produit national brut (PNB) du ministre des finances reste rabougri.

La situation d’Alia Mahji illustre bien ce qui prévaut dans le demi-million de villages de l’Inde où perdure une pauvreté séculaire. Tout comme à Barigaon, la plupart d’entre eux dépendent entièrement de leur environnement naturel : 70 pour cent de la population du pays pratique l’agriculture, et ils sont 400 millions à tirer partie des bois et des forêts. Il est clair que l’environnement contrôle l’économie rurale : c’est la clé de la survie. Mais cette relation à la fois si forte et si fragile entre écologie et économie fait qu’au moindre déséquilibre une catastrophe humaine peut se profiler à l’horizon. A Barigaon on aura peut-être faim cette année.

Depuis l’Indépendance, cela fait donc plus de cinquante ans que les pouvoirs publics luttent officiellement contre la pauvreté, mais ce n’est pas pour cela que l’existence de la vieille dame est moins précaire. Et pourtant les entrepôts de céréales du pays débordent, et il paraît qu’il y a moins de gens à vivre sous le seuil de pauvreté. Dans les divers Etats de l’Union indienne, l’Administration s’affaire à compter les pauvres car la Cour Suprême a ordonné de procéder à une grosse distribution de surplus céréaliers. Mais la nature de la pauvreté n’a jamais été aussi mal comprise qu’aujourd’hui. Pas étonnant que la lutte contre la pauvreté fasse appel à des méthodes inappropriées. Ecoutons encore la vieille dame : « Si nous avons du mahua, ce sera le retour à la normale !  » En matière de lutte officielle contre la pauvreté, le budget du ministre des finances est déconnecté des réalités de tous les Barigaon de l’Inde.

Le seuil de pauvreté se porte bien

Officiellement le nombre de personnes qui vivent en dessous du seuil de pauvreté a diminué. On est passé de 55 pour cent pour l’année fiscale 1973-1974 à 36 pour cent en 1999-2000. De 1973 à 1993, l’Inde avait officiellement 320 millions de pauvres, et on en serait à 260 millions aujourd’hui. Au village, la pauvreté se fait pourtant plus pressante. Selon l’Atlas de l’insécurité alimentaire publié par la Fondation M. S. Swaminathan de Chennai, treize Etats de l’Union indienne ont un environnement naturel (terres, forêts, eau) non durable, cinq un environnement durable. A noter que le Madhya Pradesh et le Bihar, dont l’environnement naturel n’est pas durable, sont à la fois parmi les plus pauvres et pourtant dotés de nombreuses ressources.

L’économie du village indien typique est fondé sur le « produit naturel brut » issu de son environnement où se mêlent intimement ressources privées et ressources communautaires. Sur les pâturages communautaires qui font partie des terres domaniales, appartenant donc à l’Etat, les gens collectent des fumures à usage privé. Beaucoup de gens survivent grâce à ces espaces en voie de raréfaction rapide, car actuellement c’est la propriété privée qui est censée faire reculer la pauvreté. En 1900 les terres communautaires représentaient 44,38 pour cent de la superficie du pays. On est passé à 15 pour cent seulement aujourd’hui.

En Inde près de la moitié des terres souffrent d’érosion. En deux décennies, la superficie des zones menacées de sécheresse a fortement augmenté : 55,3 millions d’hectares en 1974, 74,6 millions en 1995. Pratiquement le tiers des sols est dégradé. La déforestation affecte les 400 millions de gens qui survivent grâce à la récolte de divers produits forestiers autres que le bois. Dans l’Inde rurale, ces menus produits constituent en fait un « kit de survie » essentiel. Avec la déforestation vient aussi la disparition de ressources aquatiques. Selon le collector (=préfet) du district d’Anantapur, dans l’Andra Pradesh, à cause de l’assèchement progressif d’une centaine de cours d’eau, on est ici passé de 42 pour cent de terres irriguées à la fin des années 1940 à tout juste 8 pour cent actuellement. Dans les villages, le dernier soutien des pauvres, le pâturage communautaire se ratatine.

La pauvreté des politiques

Les gouvernements faisaient durer la pauvreté, maintenant ils la sponsorisent à travers cette nouvelle industrie que sont les programmes d’éradication de la pauvreté. Le pouvoir central et les autorités des divers Etats de l’Union dépensent actuellement 40 000 crores (40 milliards de roupies) chaque année sur ce chapitre. Mais ces programmes ne créent pas la sécurité écologique, un environnement équilibré. Et finalement leur effet ne se fait pas sentir jusqu’aux pauvres. Au mieux ils donnent naissance à une nouvelle génération de travailleurs précaires, ces gens qu’ils embauchent au jour le jour. Ce n’est pas cela qui va restaurer une économie villageoise saine. Dans le Premier Plan, l’apport de l’agriculture et des forêts à l’économie nationale était de 55 pour cent. Dans le Neuvième Plan, cela ne représente plus que 28 pour cent.

Au gouvernement on dit qu’on est en train de réduire la pauvreté. Ce n’est pas ce que laisse entendre le Commissariat au Plan qui, dans sa dernière analyse, a classé comme pauvres une centaine de districts, ce qui équivaut quand même au quart de la superficie du pays. Le plus important programme de lutte contre la pauvreté mis en œuvre par le gouvernement central, le Programme de développement rural intégré (IRDP), a notamment fait l’objet de remarques critiques de la part du Commissariat. Il note, par exemple, que pour l’année 1992, seulement 16 pour cent des familles bénéficiaires ont pu passer au-dessus du seuil de pauvreté révisé qui était de 6 400 roupies par an et par ménage. La raison de cet échec : les concepteurs ou exécutants du programme n’ont pas compris les liens qui existent entre l’état de pauvreté et l’état de l’environnement dans les villages concernés. On a sans doute donné une occupation à un certain nombre de journaliers, mais cela n’a pas permis de mettre en valeur, de restaurer les atouts écologiques qui auraient permis de relancer l’économie locale. Les plus démunis sont maintenant piégés dans ces emplois aidés. Ne pouvant plus vivre des ressources traditionnelles (pâturages communautaires, forêts…) auxquelles ils n’ont plus guère accès, les voilà totalement dépendants des programmes sociaux. La nourriture absorbe 70 pour cent de leur salaire alors qu’en zone rurale les dépenses alimentaires représentent en moyenne 63 pour cent des revenus. On peut dire que malgré ces plans d’action officiels, le dénuement des plus démunis ne se réduit pas.

Mots-clés

environnement, politique de l’environnement, pauvreté, bureaucratie, sécurité alimentaire, développement rural


, Inde

dossier

Environnement et pauvreté

Commentaire

La notion de Produit naturel brut est essentielle pour comprendre la nature des économies villageoises et les attentes des populations rurales marginalisées.

Source

Texte traduit en français par Gildas Le Bihan et publié dans la revue Notre Terre n°9

Texte d’origine en anglais publié dans la revue Down To Earth : MAHAPATRA Richard, Down To Earth vol. 9 n°2, Center for Science and Environment, 15 mai 2002,(INDE), p. 30-40

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