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Les requins d’abord

Une interdiction de la pêche au requin sans consultation et dans l’indifférence à ses conséquences sur la vie des plus démunis

V. VIVEKANADAN

10 / 2005

Pour l’ensemble du secteur de la pêche, la mesure d’interdiction de toute pêche au requin prise par le ministère de l’environnement et des forêts du gouvernement central de l’Union indienne dans le cadre de la loi de 1972 sur la protection de la faune et de la flore a été comme un coup de tonnerre dans un ciel tout bleu. L’arrêté en question, paru au journal officiel du 11 juillet 2001, concerne soixante produits de la mer. Il y a des coraux, des mollusques (dont les chanks ou conches), les hippocampes, le mérou géant et surtout toute la sous-classe des élasmobranches : requins et raies. Leur inclusion dans la liste I de la loi de 1972 signifie que leur capture, leur transformation, leur vente sont désormais interdites : c’est un délit d’en être détenteur sous quelque forme que ce soit. Comment en est-on arrivé là ? Mystère ! Pour le moment on ne connaît pas précisément les raisons qui ont poussé le ministère de l’environnement et des forêts à conclure que ces soixante produits de la mer étaient menacés. Ni les organisations professionnelles, ni les associations qui ont des actions dans le secteur de la pêche n’ont été consultées. Et il paraît même que les services des pêches des divers Etats de l’Union concernés n’étaient pas non plus au courant. On ne sait trop ce qu’il en a été pour les institutions scientifiques qui dépendent du gouvernement central. D’après certains articles de presse, elles n’auraient pas recommandé une telle mesure (voir The Hindu, édition de Trivandrum, 5 octobre 2001) et auraient même exprimé des doutes sur son bien-fondé. Nous avons aussi contacté divers fonctionnaires du service des pêches à la direction de l’élevage et des produits laitiers du ministère de l’agriculture à Delhi. Fin septembre, ils ne semblaient pas encore au courant de l’affaire. En fait, on a eu vent de l’interdiction au cours du mois de septembre, lorsque les garde-côtes ont commencé à importuner les pêcheurs de Thoothoor, au Tamil Nadu. Leur flottille est la seule du pays qui se spécialise dans la pêche au requin. Ce sont les garde-côtes, et non pas les services des pêches des Etats côtiers, qui ont mis les pêcheurs au courant. Début octobre, des exportateurs de Chennai ont à leur tour pris connaissance du problème lorsque leurs envois vers Singapour ont

été bloqués en douane. A partir de là l’affaire s’est ébruitée rapidement.

D’après les journaux, cette mesure aurait été prise sous l’influence de groupes écologistes. On a surtout cité l’association Reef Watch Marine Conservation et Sanctuary Asia, une revue écologiste publiée à Mumbai (voir Times of India, 4 août 2001 et 11 octobre 2001). La plupart des commentaires journalistiques font référence au requin baleine qui bénéficie d’une campagne internationale de sensibilisation lancée par des groupes écologistes. Ceux qui réclamaient l’interdiction de la pêche au requin baleine ont sans doute eu des contacts avec des organisations de pêcheurs, le National Fishworkers Forum (NFF) par exemple. Mais il n’était pas question d’interdire la pêche de toutes les espèces de requins, de toute la sous-classe des élasmobranches. La presse a aussi parlé de certains bateaux étrangers qui braconneraient du côté des îles Andaman, qui rejetteraient à la mer les requins après avoir prélevé les ailerons (voir Times of India, 11 octobre 2001, Sanctuary Asia du mois d’avril, article de Mitali Kakkar et Bittu Sahgal).

Causes de l’interdiction

Beaucoup de gens s’élèvent contre la cruauté du dépeçage des requins et le rejet des carcasses dans la mer, ce qui est aussi une cause de pollution. Il est peu probable cependant que cela ait suffi pour faire interdire la pêche de toute espèce de requins dans toute l’étendue de la ZEE indienne, qui représente quand même 2 millions de km. Pour se faire une opinion sur cette affaire, il est préférable de partir de ce que l’on sait de l’état de la ressource et de son niveau d’exploitation. En 1977 ont été publiées les premières estimations de la production potentielle de l’Inde. Ces chiffres ont été révisés en 1991 par une commission officielle, le Groupe de travail pour le réexamen des estimations des ressources halieutiques de la ZEE, ministère de l’agriculture, gouvernement central de l’Union indienne. La production potentielle totale est estimée à 3 900 000 tonnes, dont 2 200 000 tonnes à moins de 50 m. Le reste est réparti dans de plus grandes profondeurs. Voici les données dont on dispose pour la production maximale potentielle d’élasmobranches (requins et raies). Jusqu’à - 50 m : 65 000 tonnes ; au delà de - 50 m : 103 000 tonnes ; total : 168 000 tonnes (NDLR : L’Institut central de recherche pour les pêches maritimes a depuis ramené ce chiffre à 96 000 tonnes).

Il n’est pas très facile de trouver des informations détaillées sur les captures. Sur la foi de divers rapports, on peut avancer cependant que les captures totales d’élasmobranches se situent aux alentours de 70 000 tonnes. Pour 1999 les chiffres fournis par le CMFRI sont les suivants : requins 42 778 tonnes, raies 23 064 tonnes, skates 2 670 tonnes. Les captures totales ne représentent donc que la moitié des captures potentielles de la ZEE, estimées à 168 000 tonnes. L’impression générale est qu’on a affaire à une ressource qui reste sous-exploitée pour le moment.

En faisant attention, on peut donc envisager d’accroître l’exploitation des requins plus au large. Ceci dit, il arrive que des chiffres globaux dissimulent quelques problèmes. Dans une même pêcherie qui, considérée dans son ensemble, paraît sous-exploitée, certaines espèces ou certaines zones font peut-être l’objet d’une exploitation trop intensive. Une catégorie de requins regroupe plusieurs espèces. On ne connaît pas avec certitude le nombre d’espèces présentes dans les eaux indiennes. Les rapports du CMFRI en signalent environ cinquante. Mais six seulement se trouvent en abondance, douze sont relativement abondantes, vingt-deux en petite quantité (d’après Hanfee F. 1999, Gestion des pêcheries de requins dans deux Etats côtiers de l’Inde : Tamil Nadu et Kérala, cité dans Pillai et Parrakkal, op. cit.). Si l’on ne dispose pas d’information sur chaque espèce, il est bien difficile de savoir si l’une ou l’autre est surexploitée.

Autre aspect important : comparé à d’autres espèces qui ont un cycle de vie court, le requin vit longtemps et se reproduit peu. Il est donc plus sensible à la surpêche, ce qui nécessite une exploitation raisonnée et prudente. Il se peut que telle ou telle espèce soit surexploitée, mais il n’y a pas de signes indubitables que la sous-classe des élasmobranches soit dans son ensemble surexploitée. On ne peut pas dire qu’elle soit menacée. A vrai dire, on pourrait même en toute certitude augmenter les prises plus au large, pour les requins pélagiques notamment. Seuls certains groupes de pêcheurs s’adonnent traditionnellement à la pêche au requin. Mais on trouve évidemment des requins et autres élasmobranches dans les prises accessoires des chaluts, parfois en grande quantité, et aussi avec d’autres engins de capture (trémail…). Voici les divers groupes qui exploitent les élasmobranches :

  • Des pêcheurs traditionnels qui utilisent des lignes à main à bord de kattumaramet ciblent de façon saisonnière le requin en certains endroits de la côte. Sur la côte ouest, il y avait aussi une pêche semblable à Kanyakumari et Trivandrum, mais avec l’arrivée des chalutiers elle est en voie de disparition.

  • Des pirogues motorisées, les navade l’Andhra Pradesh par exemple, pratiquent aussi de façon saisonnière la pêche au requin, notamment à Kakinada. On utilise des filets trémails calés au fond et des lignes dans différentes régions de l’Inde.

  • Entre Vishakapatnam et Puri, des kattumaram motorisés (dont les teppa en fibre de verre renforcée) pratiquent également de façon saisonnière la pêche au requin avec des lignes.

  • Sur la côte de Malabar, il existe au nord du Kérala une pêche traditionnelle au requin à la palangre, à Elathoor par exemple.

  • Partout des chalutiers peuvent ramener dans leurs filets des requins et autres élasmobranches. Il serait bien difficile d’éviter ces prises accessoires.

  • Au Tamil Nadu, dans le secteur de Thoothoor, district de Kanyakumary, se trouve la seule flottille vraiment spécialisée dans la pêche au requin. Elle comprend entre 500 et 600 unités motorisées de 10-14 m qui travaillent à la palangre et ciblent le requin tout le long de la côte ouest, de Kanyakumari à Okha au Gujarat. Cette flottille, qui emploie maintenant environ 6 000 personnes, est apparue à la fin des années 1980. C’est la seule du pays dont on pourrait dire qu’elle pratique la pêche en haute mer. Certains bateaux se sont diversifiés et ciblent le thazard avec des filets dérivants à grandes mailles et le bar avec des lignes à main, mais l’exploitation du requin reste la principale source de revenus. Au début la flottille utilisait la palangre de fond sur le plateau continental, généralement entre 100 et 300 m. Aujourd’hui certaines unités travaillent à la palangre pélagique au grand large où la profondeur dépasse les 1 000 m et où les requins pélagiques sont en abondance.

  • Les prises effectuées au Gujarat représentent aujourd’hui plus de la moitié des débarquements. La pêche est saisonnière et concerne un grand nombre de bateaux qui utilisent divers types d’engins de capture (trémail, ligne, chalut…) et un grand nombre de pêcheurs. A bord de leurs bateaux multi-days, des Sri-Lankais ciblent le thon et le requin au large en combinant palangre et trémail. Ils opèrent de façon saisonnière dans le Golfe de Mannar et la Mer d’Arabie. Certains vont aux îles Andaman où leurs activities sont manifestement illicites. Mais les pêcheurs indiens ne s’y opposent pas car il s’agit là de bateaux relativement petits qui utilisent des méthodes et des engins sélectifs et beaucoup de bras. Les garde-côtes, par contre, ont saisi un certain nombre d’embarcations et des pêcheurs sri-lankais se retrouvent en prison pendant des mois. Notons que la chair de requin se vend bien au Sri Lanka, mais les ailerons sont exportés à Singapour et à Hong-Kong. Dans les eaux indiennes on trouve bien d’autres nationalités en train de pêcher illégalement, sur de grands bateaux industriels. Comment dire s’ils exploitent les requins en toute connaissance de cause ou s’il s’agit de prises accessoires ?

De tout ce qui précède nous pouvons conclure que le requin est une espèce importante pour un grand nombre de pêcheurs dans toutes les régions littorales de l’Inde, bien que les débouchés soient assez spécifiques. Le requin est intéressant essentiellement pour ses ailerons qui se vendent bien en Extrême-Orient. C’est un ingrédient essentiel de la cuisine chinoise. Les ailerons sont coupés et séchés, puis découpés d’une certaine manière par les commerçants qui exportent ce produit vers Singapour et Hongkong. Là ils subissent une nouvelle préparation pour obtenir les fibres qui serviront à faire la soupe de requin. A Chennai, le principal centre d’exportation, arrivent des ailerons de toute la côte indienne. On ne sait pas exactement ce que peuvent représenter en valeur ces exportations, car il s’agit d’un commerce dit informel qui ne suit pas les procédures habituelles pour les autres produits de la mer, l’enregistrement de la vente notamment. La marchandise est souvent confiée à des convoyeurs qui prennent l’avion jusqu’à Singapour. C’est pourquoi les statistiques de l’Agence de développement des exportations des produits de la mer (MPEDA) sont probablement bien en dessous des réalités. D’ordinaire les ailerons de requin ne sont pas complètement transformés en Inde, bien que l’Institut central des technologies de pêche (CIFT) ait développé pour cela une technologie appropriée. Il paraît qu’il existe un ou deux ateliers de transformation de raies, mais on ne sait pas si ça marche bien. Les négociants de Hong-kong et de Singapour n’ont peut-être pas envie que les Indiens proposent eux-mêmes un produit entièrement fini.

En Inde la chair de requin, de raie et autres élasmobranches est salée et écoulée sur le marché intérieur. Elle se vend surtout au Kérala où les populations des zones montagneuses ont depuis longtemps l’habitude de consommer du poisson salé et séché. Dans ces régions, la chair de requin est un produit apprécié qui se vend à bon prix. Tout le requin salé arrive sur les marchés au poisson séché du Kérala. Athirampuzha, Kottayam, Changanassery, Alwaye, Thalassery… Pour la production du Karnataka et du haut de la côte occidentale, Mangalore constitue un centre important de préparation de la chair de requin. Dans beaucoup d’endroits de la côte, la chair de jeune requin se consomme fraîche, surtout parmi les populations les plus modestes. On extrait aussi l’huile de foie de requin selon des méthodes locales toutes simples. Elle sert à enduire les pirogues en bois et entre également dans des préparations pharmaceutiques. On comprendra donc que la mesure d’interdiction prise par le ministère de l’environnement puisse avoir plusieurs conséquences immédiates. Les 15 000 à 20 000 pêcheurs qui vivent entièrement de cette ressource vont perdre leur gagne-pain. Leurs familles et autres dépendants vont en souffrir. Cela peut faire entre 150 000 et 200 000 personnes. Les deux Etats les plus touchés seront le Tamil Nadu et le Gujarat. Environ 100 000 pêcheurs subiront une perte de revenus saisonniers ou occasionnels, avec des répercussions également sur leurs familles et autres dépendants, ce qui peut représenter entre 500 000 et un million de personnes. Les Etats les plus touchés seront l’Andhra Pradesh et l’Orissa. Il faut ajouter à cela les milliers de gens qui effectuent la première transformation des ailerons, qui font commerce de ce produit et qui l’exportent. La chair de requin va manquer aux gens des collines et des plantations du Kérala. Le marché au poisson séché de Mangalore, où arrive le poisson salé du Karnataka, de Goa, du Maharashtra, du Gujarat, pâtira aussi de cette mesure. Et il y aura les effets à long terme, encore plus dommageables. Cette mesure d’interdiction va freiner le développement d’une pêche hauturière proprement indienne. Le thon et le requin pélagique sont deux stocks importants qui ne sont guère exploités par les Indiens, sauf par les pêcheurs de Thoothoor, et encore bien modestement. Le gouvernement essaie depuis longtemps de développer une pêche hauturière. Sans grand succès jusqu’à présent, bien qu’on ait fait appel à de gros bateaux et à des technologies importées dans le cadre d’affrètement, de sociétés conjointes, etc. Tout cela n’a eu qu’un impact négatif sur la pêche côtière. Et juste au moment où les pêcheurs de Thoothoor démontraient, comme les

Sri-Lankais, qu’il était possible de développer une flottille hauturière locale faisant appel à des technologies appropriées et à des méthodes qui emploient beaucoup de bras, voici qu’arrive cette interdiction de la pêche aux requins : elle va malencontreusement remettre en cause cette évolution positive. Les gagnants dans cette affaire vont être les braconniers en tous genres, un peu aussi les pays voisins de l’Inde. Car certains requins, les espèces pélagiques notamment, passent vraisemblablement les frontières. L’interdiction va donc profiter aux pêcheurs qui opèrent en haute mer ou dans les ZEE adjacentes. Autres victimes probables : les espèces dont se nourrissent les requins et qui sont exploitées par la plupart des pêcheurs. Les requins plus nombreux prélèveront davantage sur ces espèces et les pêcheurs trouveront probablement moins de poissons. Pour le moment il est cependant difficile de quantifier ces pertes. Pour ce qui est des autres produits de la mer (poissons, mollusques…) frappés aussi d’interdiction, les données restent plutôt floues. Mais on retrouve ici le même problème : absence de consultation et indifférence vis-à-vis des conséquences de cette interdiction sur la vie des plus démunis.

Mots-clés

pêcheur, mouvement écologiste, bureaucratie, pauvreté, pêche, écologie marine, protection des espèces animales, écosystème marin


, Inde

dossier

Environnement et pauvreté

Notes

L’auteur de cet article, V. Vivekanandan, est secrétaire général de la SIFFS (Fédération des sociétés coopératives de pêche de l’Inde du Sud) www.siffs.org

Source

Texte traduit en français par Gildas Le Bihan

Texte d’origine en anglais publié dans la revue Samudra : VIVEKANADAN V. Samudra vol. 30, ICSF, décembre 2001 (INDE), p. 3-9

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