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Les chemins tortueux de la démocratisation des projets en bidonville

Une constante de nombreux projets : « faire taire le peuple et parler à sa place »…

David Bodinier

2010

Depuis les années 1970, un mouvement critique, partiellement porté par la recherche en sciences sociales, a contribué à montrer, à une échelle internationale, l’inadéquation sociale, économique et culturelle des politiques urbaines. Il a entre autre mis en évidence l’exclusion sociale et les échecs matériels des projets qui résultaient de leur mise en œuvre. Des tentatives de réforme s’en sont suivies, évoluant peu à peu de l’objectif d’adéquation sociale à celui d’implication politique : l’idée d’une simple prise en compte par des entités dirigistes éclairées faisait ainsi place à celle d’une participation démocratique des habitants aux décisions. Si nombre d’acteurs publics ont vu dans cette évolution une opportunité de se dégager de leurs responsabilités, d’autres l’ont clairement comprise comme une voie d’accès à la citoyenneté et à la démocratie : c’est ainsi que cette évolution a été revendiquée ou saluée par la société civile, et notamment dans les sommets et conférences internationaux comme Rio (1992), Copenhague (1995), Porto Alegre (2001) ou Johannesburg (2002).

Beaucoup de ces réformes semblent toutefois factices car bâties sur une vision mécanique et surplombante du changement social, urbain et politique (Habitat Debate, 2000 ; Fayman, 2001). En ce qui concerne la prise en compte, on peut souligner, au-delà du problème épistémologique posé par l’impératif de prédiction à partir d’un diagnostic a priori, une constante de nombreux projets : « faire taire le peuple et parler à sa place » (Callon et alii, 2001, p.157). Dans le contexte urbain de nombre de pays en développement, cela signifie plus précisément moderniser l’environnement des gens malgré eux et faire porter la responsabilité des échecs à leur prétendue arriération. Quant à la participation, c’est l’absence d’analyse politique qui semble avoir fait défaut à ses initiateurs : mise en œuvre dans des contextes nationaux peu acquis au fonctionnement et aux valeurs démocratiques, elle est expérimentée dans des projets qui apparaissent comme de véritables isolats, condamnés à être vite repris par l’ambiance générale. A l’échelle locale, l’approche participative est portée par des représentations un peu angéliques de la « communauté homogène »,sans clivages ni conflitsinternes, occultant les rapports de force qui régissent les groupes concernés ; ceux-ci travaillent alors de l’intérieur les « réformes » introduites, générant de nouvelles tyrannies sous couvert d’apparences démocratiques (Guijt et Kaul Shah,1998 ; Cooke et Kothari, 2001 ; Rabinovich, 2002).

Mais qu’advient-il de ces réformes lorsqu’un changement plus général des valeurs politiques se profile dans un pays comme le Maroc, où dominaient jusque là des politiques très autoritaires ? En 1998, un gouvernement dit d’alternance y était formé, conduit par un ancien opposant politique au Roi Hassan II, le socialiste Youssoufi. Ce gouvernement devait instaurer une transition politique et mettre un terme à une période de fermeture, explicitement désignée aujourd’hui sous le vocable « années de plomb ». Son programme politique était clair : accélérer la mise en place de formes de gouvernement démocratiques, développer une « démarche participative »et « l’implication des acteurs économiques et sociaux » comme « fondements d’une confiance durable » (Critique Economique, 2002, p.305ss.) entre le pouvoir et les citoyens. Cette perspective de changement a favorisé l’émergence d’un débat public sur la place que devraient occuper les habitants et les acteurs locaux dans les décisions d’aménagement urbain.

Malgré des intentions de changement et un affichage de préoccupations sociales, les réformes des politiques urbaines se sont assez vite heurtées à des limites concrètes, liées notamment aux conditions de leur mise en oeuvre. Les aléas et les contradictions de cette dernière sont éclairantes sur le sort des tentatives de « démocratisation » des politiques publiques dans une société où dominent des rapports sociaux autoritaires et où les anciens modes de régulation socio-politique sont encore prégnants. C’est particulièrement clair dans le cas des interventions publiques en bidonville. Ces projets continuent à accorder la priorité aux problèmes demise en ordre spatialeet ils ont bien du mal à rompre avec les modes autoritaires d’intervention. Ceci réduit la participation à des procédures formelles autour d’objets résiduels. Le changement politique a introduit une compétition entre deux objectifs apparemment antinomiques : l’éradication des bidonvilles pour les mettre aux normes, et le montage concerté d’un projet spatial ménageant les couches défavorisées. La contradiction se règle au détriment du second.

Ces tentatives de réforme permettent de prendre la mesure de l’hétérogénéité qui caractérise les intentions et les pratiques des acteurs publics concernés : techniciens, cadres et agents du Ministère de l’Intérieur, élus locaux. Les « formes participatives » sont tantôt cantonnées à des décisions insignifiantes, tantôt tronquées. Mais certains acteurs publics ont la volonté de faire advenir la démocratie, relayant le discours et les actions des associations et des mouvements de contestation mobilisés autour des mots d’ordre de justice sociale, de droits de l’homme ou de transparence des modes de gouvernement[2]. Ce volontarisme peut apparaître naïf, ou en tout cas peu réaliste par sa croyance dans des effets intentionnels, quasi-mécaniques[3]. Machiavélique ou sincère, l’introduction de formes participatives génère toutefois des changements sociaux qui sont loin d’être négligeables. A court terme, ces procédures ne semblent nullement donner naissance à un processus démocratique. Elles ont pourtant des effets notables sur les représentations, demandes et expressions de ces dernières. Elles pourraient donc avoir, à plus long terme, des effets sur l’évolution politique en général.

Le présent article n’a pas pour ambition d’analyser l’ensemble des processus qui ont pu être engagés au nom de cette ouverture participative. Mais, en questionnant certains aspects de leur mise en œuvre, il s’attache à montrer la complexité des changements induits. Il le fait à partir de l’observation du bidonville dit Haouma N’çara à Tanger, observation particulièrement centrée sur les effets sociaux des projets. Il met en évidence la méfiance, les tensions et les conflits engendrés par la mise en oeuvre de formes démocratiques dans un contexte qui reste largement dominé par d’autres pratiques de régulation sociale et politique. Mais il montre aussi que les habitants ne sont pas dupes de ces formes de représentation et d’intermédiation mises en place par le pouvoir. Ils aspirent à des formes de démocratie participative, mais ne sont apparemment pas en mesure de les organiser à leur niveau, ni de les revendiquer. L’article montre enfin l’impact inattendu qu’ont ces réformes, même tronquées, sur les représentations que les habitants se font des pouvoirs publics, de la justice sociale et de la démocratisation.

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