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Expertise : la fin du monopole

Science et Société : Renouer le dialogue

Fabienne THIRY

05 / 2011

Les enjeux sociétaux, environnementaux et sanitaires liés à des choix techniques et scientifiques ont amené la société civile à développer sa propre expertise. Il s’agit avant tout de contester les monopoles du savoir de l’Etat et des grandes entreprises afin d’enrichir le débat public sur la nature même du progrès, dans une démarche de co-construction des objectifs et des solutions.

Parce qu’il joue un rôle moteur dans le progrès scientifique et technologique, «l’Etat français s’est doté historiquement de moyens d’expertise institutionnels, parfois inaccessibles au public, pour lancer de grands programmes structurels comme le nucléaire» (1). Au tournant des années 70, des questions qui apparaissaient jusqu’alors comme «techniques» vont toutefois susciter la mobilisation de la société civile, inquiète des risques environnementaux ou sanitaires que ces questions font peser sur l’avenir. Aux côtés de chercheurs engagés qui alertent l’opinion et les pouvoirs publics sur les dangers liés à l’amiante, au nucléaire… de nouveaux acteurs, dont les chefs de file de la mouvance écologiste (Les Amis de la Terre, Greenpeace…), «se réapproprient des pans entiers de savoirs et produisent des documents de qualité afin de contester aux institutions le monopole de l’expertise », explique Lionel Larqué, responsable du département française des Petits Débrouillards. En 1986,la catastrophe de Tchernobyl et les scandales qui s’en suivent sonnent le glas de la crédibilité sans faille des instances officielles d’expertise. Des organismes indépendants voient le jour, tels la CRIIRAD (2) qui, rappelle Lionel Larqué, «est partie, au lendemain de la catastrophe, faire ses propres mesures de radioactivité sur le territoire pour prouver que le nuage de Tchernobyl ne s’était pas arrêté à la frontière de la France».

Un nouveau contrat

L’émergence et la montée en puissance de l’expertise indépendante, associative, citoyenne s’expliquent en grande partie par la prise de conscience que les dommages auraient pu être évités si les risques avaient été pris au sérieux par les politiques et leurs experts. Les traditions bureaucratiques et étatistes ont eu pour effet de maintenir la société à l’écart du débat sur son propre avenir. L’idée sous-jacente veut que les questions technologiques et scientifiques sont par nature neutres, n’ont aucune dimension culturelle et sociale, et qu’en conséquence un traitement purement technique suffit (3). Or depuis plus de quarante ans, la société civile s’est engagée dans «la mise en place d’un espace de construction scientifique qui laisse une place à la parole citoyenne et qui remette en perspective l’innovation vers plus de respect des droits humains, sociaux et environnementaux», explique Nicolas Laurent, délégué général d’Ingénieurs Sans Frontières.

Cette réhabilitation du citoyen dans les débats technoscientifiques passe par la conclusion d’un nouveau pacte entre science et société, fondé sur le dialogue entre le savoir scientifique et d’autres formes de savoirs qui doivent être revalorisés. « Le paysan connaît intimement son champ. Il a énormément à apporter au chercheur ! Mais ce dernier dispose d’un autre type de connaissance qu’il est bon de confronter à celle du précédent dans le cadre d’une relation inscrite dans la durée. Cela permet l’émergence et la construction de nouveaux savoirs aux origines mixtes, rappelle, à juste titre, Claudia Neubauer, animatrice de la Fondation Sciences Citoyennes: L’expertise citoyenne est donc un mélange de savoirs scientifiques et de savoirs professionnels, locaux, traditionnels et empiriques». Si elle s’oppose à l’expertise dite académique en ce qu’elle est, selon Lionel Larqué, «généralement produite par des acteurs de la société civile qui défendent des intérêts de caractère général », l’expertise citoyenne appelle néanmoins à la mise en place de passerelles entre la société civile et l’univers scientifique afin que la parole citoyenne soit portée dans l’arène des négociations politiques.

De nouvelles coopérations

Si a priori tout oppose le paysan qui vit à travers les saisons et le scientifique qui vit à travers des protocoles de

recherche, Xavier Ricard, directeur des partenariats internationaux au CCFD - Terre Solidaire constate qu’«on assiste depuis plusieurs années à une convergence entre des chercheurs qui tentent de s’affranchir du carcan qu’on leur impose depuis trente ans et des citoyens qui ne considèrent plus les chercheurs comme les suppôts du libéralisme mais comme des personnes qui peuvent aussi être mues par un souci d’intérêt général ». Ce dépassement de la méfiance mutuelle et de l’incompréhension qui règne entre ces deux «mondes», a poussé « de nombreux chercheurs à se mettre au service d’associations[>4] et à travailler avec la société civile tout en restant dans la recherche publique », explique Claudia Neubauer. Le travail de hiérarchisation des substances chimiques mené de concert par l’Institut national de l’environnement industriel et des risques (Ineris) avec des acteurs de la société civile constitue un exemple édifiant d’une ouverture aboutie de la gouvernance scientifique aux citoyens. «L’action, qui vise à dresser, dans le cadre du second plan national santé environnement, une liste de priorités dans les substances chimiques que l’on souhaite réduire dans l’air ou dans l’eau, est un enjeu de société qui peut potentiellement avoir un impact sur notre environnement et notre santé, explique Céline Boudet, responsable de l’unité Impact sanitaire et exposition à l’Ineris. On a donc jugé pertinent de conduire une expertise citoyenne plutôt qu’une expertise classique ». A chaque étape de son travail, l’Ineris fait appel à une Commission d’orientation de la recherche et de l’expertise (Core) composée «de représentants de l’Etat, d’industriels, d’élus, de syndicats, d’associations et de chercheurs afin d’appréhender cette question dans toutes ses dimensions». La réussite de cette expérience repose sur l’intégration très en amont des parties prenantes et de la société civile au processus. «Cela peut remettre en cause les choses du jour au lendemain, poursuit- elle, mais c’est la règle du jeu lorsqu’on inscrit son travail dans une démarche de co-construction! ».

En quête de légitimité

Malgré quelques résultats encourageants, Claudia Neubauer déplore cependant que «ce modèle de co-construction des connaissances ne demeure que très marginal. Les grandes institutions de recherche ne sont pas encore convaincues de la nécessité de cette coconstruction avec des associations ». Et réciproquement. Si certaines associations considèrent la recherche comme un gage de légitimité des discours qu’elles portent, «on entend encore parfois des discours affirmant que tout investissement excessif dans le domaine de la recherche détourne de l’impératif de l’action», regrette Xavier Ricard. Le manque de notoriété de certaines associations peut également constituer un obstacle à la légitimation de l’expertise qu’elles produisent. «Un rapport d’Amnesty International sera lu alors qu’un autre, remis pas une petite association, même s’il est de bonne qualité, ne sera pas remarqué, souligne Lionel Larqué. A moins qu’une personnalité n’en conseille la lecture ou qu’un article n’en vante l’intérêt». La légitimité se conjugue donc avec les moyens financiers. Or, «les moyens dont dispose la société civile pour participer et pour mener une recherche propre sont dérisoires par rapport à ceux dégagés par des entreprises pour faire de la recherche ou promouvoir des résultats», dénonce Nicolas Laurent.

Force est cependant de reconnaître la multiplication des initiatives citoyennes, et notamment la création du Forum mondial Sciences et Démocratie qui bousculent l’ordre établi et rappellent l’impératif d’expertise citoyenne dans le débat public. Ce n’est pas un hasard si le Grenelle de l’environnement, abstraction faîte de ses conclusions médiocres, était ouvert aux acteurs des sociétés civiles. Ces contestations citoyennes ont aussi eu pour effet de venir soutenir, renforcer des courants jusque là minorés de la recherche. Il faudra encore certainement des années pour que l’expertise citoyenne soit réellement reconnue comme force de proposition scientifique mais ses effets positifs commencent déjà à se voir.

1 Expertise et principe de précaution, Aitec, Global Chance, Solagral, Les Carnets de l’Aitec, Hors Série n°17, été 2003.
2 Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité. Pour Lionel Larqué, «l’archétype de l’expertise indépendante ». En savoir plus : www.criirad.org.
3 Selon «L’expertise et la recherche citoyenne en France» (Fondation Sciences Citoyennes, février 2004), 1% seulement des 14 000 médicaments lancés depuis 10 ans dans le monde concerne les maladies infectieuses et parasitaires de pays du Sud.
4 Des chercheurs ont rejoint les comités d’expert et conseils scientifiques dont se dotent aujourd’hui de nombreuses organisations comme ATTAC, Association 4d, etc.

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