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Le jeûne, compulsion sociale chez les paysans en Inde

03 / 1995

Cette étude sur le sens des pratiques du jeûne, telles qu’elles sont vécues par les paysannes de la région du Maharashtra en Inde et sur les enjeux sociaux qu’elles représentent dans le rapport hommes/femmes au sein d’une société patriarcale particulièrement inégalitaire, résulte d’un travail collectif. Il est le fruit d’un groupe d’étude constitué d’une quinzaine de femmes rurales, la plupart illétrées, invitées à procéder à une auto-analyse de ce rite dans le cadre d’un mouvement d’action culturelle sous l’égide de Hema Rairkar.

Cette figure d’exclusion sociale, fondée sur la discrimination de sexe, présente un certain nombre de traits généraux : fréquence et variété des pratiques, force des pulsions qui poussent chaque femme à jeûner liée à la contrainte et à la peur qui l’accablent, transmission implacable de mères à filles, de belles-filles à brus, les hommes n’y étant pas astreints, estime publique attachée à la rigueur de l’observance des règles du rite et à l’intensité de la dévotion.

La finalité du jeûne est essentiellement sociale. Comme toute mortification physique, il comporte une dimension collective espérée bénéfique. Il est chargé d’une "efficacité symbolique dont le genre féminin est, par fonction, l’opérateur instrumental", au service de l’obtention de biens sociaux. Mais il est surtout un moyen de domination : "le jeûne exténue pour subjuguer. Le genre masculin affaiblit l’autre par un rituel qui substitue à la mort une mortification qui est une lente inhibition de la vie, non pas pour la détruire, mais pour l’asservir à des fins qui sont celles de la société patriarcale". Très subtilement, obligeant les femmes à des privations et en les glorifiant, la société les condamne à la dégradation, à l’exploitation, à l’intégration servile.

Le jeûne correspond à des croyances entretenues par les prescriptions du devin, des invocations nécessaires au dieu et en même temps des aspirations à la considération sociale. Il favorise la naissance estimée de garçons, il porte remède à la stérilité, malheur d’autant plus honteux et redouté qu’il est prétexte à plus encore de privations de nourriture par la belle-famille et souvent de renvoi de l’épouse improductive et du choix d’une seconde épouse par le mari.

Sentiment général de culpabilité, crainte de reproches en liaison avec la rareté de la nourriture, jalousies de belles-mères qui ne tiennent pas à ce que leurs brus aient une santé trop florissante et soient trop attrayantes pour leurs fils, respect pour la préséance masculine, lois de l’hospitalité qui font que la maîtresse de maison se prive au profit de ses hôtes, prégnance des modèles sociaux valorisant les rôles traditionnels des femmes, sens religieux et portée transcendante attribués à la souffrance, tout un ensemble de facteurs objectifs et de ressorts psychologiques explique pourquoi les femmes rurales indiennes se plient à d’aussi sévères restrictions; fait comprendre quelles pressions mentales les amènent à les sublimer et, en fin de compte, à considérer que "c’est pour leur gloire et leur grandeur d’avoir à pratiquer de tels sacrifices pour le bien de tous".

Les objectifs sont multiples. Outre les motivations relatives à la procréation, ils convergent vers l’obtention de biens essentiels tels que la santé, la réussite sociale, la prospérité, le bonheur pour les divers membres de la famille. A celles qui se soumettent strictement à l’impératif social du jeûne, il confère gratifications psychologiques personnelles, sécurité, promotion sociale, renommée, raison d’être. "Le jeûne leur accorde ce que la société leur refuse : bonheur, dignité, reconnaissance", c’est-à-dire un statut et des responsabilités légitimes au sein du système social global.

Finalement, dans une approche anthropologique plus large, la figure générique d’exclusion du jeûne est analysée comme répondant à trois logiques de domination :

- une logique d’asservissement des femmes,

- une logique "d’inversion imaginaire du réel en son contraire", c’est-à-dire de survalorisation subjectivée des acquis par rapport à une situation réelle de faiblesse, voire de détresse, logique qui garantit la permanence de la domination patriarcale,

- une troisième logique qui relève de "l’imposture idéologique", de la tromperie", en ce sens qu’elle a pour but, par l’obsession créée de la faim et du mérite qui lui est attaché, le maintien constant d’une angoisse et avec elle, celui de l’état de subordination du genre féminin au pouvoir masculin.

Mots-clés

pratique sociale, acteur social, exclusion sociale, femme, tradition, milieu rural, discrimination des femmes, coutume


, Inde, Pune

Commentaire

Cette auto-recherche (qui va de pair avec celle signalée dans la fiche "Femmes au rebut"), s’inscrit dans une série de travaux menés sur la condition féminine par les auteurs et leur équipe au sein du Centre for Cooperative Research in Social Sciences à Puné. (Voir notamment : G. Poitevin et H. Rairkar : Inde, village au féminin : la peine d’exister. Paris : L’Harmattan, 1985). La méthodologie d’intervention sociale comporte trois étapes : 1)une auto-analyse, c’est-à-dire un effort de compréhension et d’expression de la part de femmes qui prennent conscience de l’oppression et de l’exclusion dont elles sont l’objet, 2)une élaboration progressive, en connaissance de cause, de l’intérieur de projets qui pour elles marquent le passage possible de l’état d’acteurs sociaux à part entière, 3)une reprise théorique des éléments recueillis par les chercheurs ou spécialistes externes, intervenant comme catalyseurs dans les processus d’auto-investigation et la mise en forme des résultats, d’ailleurs révisés par les intéressés.

Notes

Intervention au colloque "Transformations sociales : processus et acteurs", Perpignan, 1994, organisé par l’ARCI et l’Université de Perpignan.

Source

Compte rendu de colloque, conférence, séminaire,…

POITEVIN, Guy; RAIRKAR, Hema

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