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Bapfuye Nabi : au Rwanda, la souffrance psychologique des rescapés du génocide privés du deuil de leurs proches

Florence DA SILVA

02 / 1996

1-"Bapfuye nabi". S’il existe quelques études sur les rites funéraires et la mort au Rwanda, un thème est resté vierge de recherche jusqu’à ce qu’Espérance UWANYILIGIRA l’aborde : celui de la mauvaise mort et de l’absence de rites funéraires. Après le génocide qui a ensanglanté le Rwanda d’avril à juillet 1994, ce thème s’imposait presque. Près d’un million de personnes sont mortes dans des conditions terrifiantes : à coups de machettes, de marteau, leurs cadavres jetés dans des fosses ou laissés au soleil, ces personnes sont mal mortes, " bapfuye nabi ". De nombreux survivants ne savent toujours pas où sont les corps des membres de leur famille massacrés.

C’est notamment dans le cadre d’une consultation clinique en ethnopsychiatrie que l’auteur de cette recherche se rend compte que ces survivants présentent divers symptômes qui relèvent du tableau clinique du " traumatisme ". Après avoir brièvement présenté les étiologies et les pathogénies du traumatisme, elle pose alors l’hypothèse suivante : "vous souffrez autant parce que vous n’avez pas enterré vos morts, vos mal-morts", "ibyo byose biterwa n uko mutahambye abanyu bapfuye nabi".

En effet au Rwanda, comme pour beaucoup d’autres peuples d’ailleurs, mourir d’une mauvaise mort c’est mourir seul, loin des siens, torturé ou maltraité, jeune sans avoir pu laisser de descendance, sans avoir réglé les problèmes de sa succession; c’est aussi être mal-mort de ne pas avoir pu être enterré par les siens. Les victimes du génocide sont mal mortes. Privés des dépouilles mortelles de leurs proches et hantés par les images des conditions dans lesquelles sont mortes ces personnes, les survivants, qui n’ont pas pu accomplir les rites funéraires nécessaires, sont privés du deuil. Du deuil collectif d’abord, qui se vit dans les rites, mais aussi du deuil individuel, psychologique. Or ces rites servent autant les morts que les vivants, ils sont l’unique occasion de se réconcilier avec les morts, de leur rendre les hommages qu ils n’ont pas eu de leur vivant.

2- "Nous ne pouvons pas en rester là". Espérance UWANYILIGIRA prend le parti de trouver une issue pour atténuer la souffrance des survivants. Tous les Rwandais méritent et ont besoin d’une prise en charge pour que le deuil se fasse. C’est pourquoi la seconde partie de son travail se situe dans un cadre clinique. Elle nous raconte les consultations menées avec la famille Musafiri. Il s’agit de consultations au centre Georges Devereux d’ethnopsychiatrie à Saint-Denis dans la région parisienne. Dans les récits de la famille Musafiri, le thème de la mauvaise mort réapparaît souvent : ils sont obsédés par la souffrance qu’ont dû endurer ceux des leurs massacrés au marteau et à la machette, ils imaginent constamment la scène du meurtre et de l’agonie. Madame Musafiri, elle, pense tout le temps aux épisodes administratifs qui ont précédé l’enterrement de sa mère. Sa mère est morte en France en apprenant ce qui s’était passé au Rwanda, mais elle est restée trois mois à la morgue, continuant ainsi de mal mourir. Au Rwanda, les corps des membres de la famille sont restés dans la maison comme au lendemain du massacre. Les Musafiri espèrent que le gouvernement rwandais prendra des mesures pour les ensevelir dignement.

Depuis plusieurs mois en effet, les Rwandais réouvrent les fosses communes, en sorte les squelettes, qu’ils lavent avant de les enterrer selon le rite. Cette pratique collective est sans doute un substitut insuffisant pour aider les Rwandais à faire réellement le deuil de personnes dont ils ne peuvent pas reconnaître les restes, mais c’est une tentative.

L’auteur nous met en garde : la souffrance de chaque Rwandais est unique, ses manifestations aussi. Chacun doit pouvoir être écouté afin qu’on trouve le moyen le plus adéquat de prise en charge. Madame Musafiri, elle, a donné un pagne à une femme pauvre et du lait à ses enfants. Le pagne et le lait sont des cadeaux symboliques que l’on peut faire au moment des funérailles. C’est ce que sa mère, généreuse, aurait certainement fait. Plus tard Madame Musafiri dira "singisara", "je ne suis plus folle".

Espérance clôt la première partie de son travail par une parole de Martin Gray dans " Le livre de la vie " : "Etre fidèle à ceux qui sont morts, c’est vivre comme ils auraient vécu. Et les faire vivre avec nous. Et transmettre leur visage, leur voix, leur message, aux autres. A un fils, à un frère, à des inconnus, aux autres, quels qu ils soient. Et la vie tronquée des disparus, alors, germera sans fin ".

Mots-clés

conflit ethnique, génocide, psychologie, développement culturel, traumatisme psychique, mémoire


, Rwanda

Notes

Contact personnel Florence DA SILVA : 89-91 rue Pelleport 75020 Paris, France.

Ce texte a été rédigé à partir du mémoire de DEA en psychologie clinique et psychopathologie de Madame Espérance UWANYILIGIRA : " La souffrance psychologique des survivants des massacres au Rwanda, approches thérapeutiques ". Sous la direction du Pr Tobie Nathan, septembre 1995, Université de Paris VIII. Je rends hommage à Espérance pour avoir entrepris ce travail sans doute douloureux pour elle, qui est rwandaise. Son implication personnelle dans son objet de recherche rendait d’autant plus difficile la nécessité de rigueur scientifique. J’espère qu’elle aura trouvé dans ce travail un peu d’apaisement. Je la salue pour m’avoir initiée au Kinyarwanda. Précisons aussi que cette fiche ne peut rendre que partiellement la richesse du mémoire d’Espérance, qui a fait un grand travail de compréhension sociologique et antropologique du peuple rwandais avant de présenter des résultats cliniques. Elle compte poursuivre ce travail sur le terrain, en recueillant les interprétations des devins sur ce qui s’est passé au Rwanda puis en réutilisant ces interprétations dans un cadre clinique. Je renvoie à sa bibliographie, très complète.

Source

Thèse et mémoire

UWANYILIGIRA, Espérance, La souffrance psychologique des survivants des massacres au Rwanda, approches thérapeutiques, 1995/09 (France)

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