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Traquer l’utopie ?

Bernard DEVIN

02 / 2005

Lorsqu’on rêve tout seul ce n’est qu’un rêve, alors que lorsqu’on rêve à plusieurs c’est déjà une réalité. L’utopie partagée, c’est le ressort de l’histoire. Don Helder Camara

Des utopistes confirmés et conscients de l’être ont eu cette jolie phrase : Le propre de l’utopie, par rapport à la chimère ou à l’idéal, c’est qu’elle s’incarne partiellement dans le temps et dans l’espace. (Alternative Libertaire, L’anarchie une utopie mobilisatrice). On peut lire ailleurs : L’utopie n’est que le nom donné aux réformes lorsqu’il faut attendre des révolutions pour les entreprendre (Jacques Attali dans Fraternités). C’est toujours une relation au temps. Ou encore :

C’est avec les utopies que l’on construit l’avenir et avec les rêves qu’on avance (Michel Boujenah – d’une émission radio octobre 2000). Là c’est la force mobilisatrice.

Une bonne partie de ce qui nous interroge dans ce dossier a des résonances dans ces quelques citations. Retenons simplement : la relation au temps et à l’espace, le caractère mobilisateur, et la nécessité d’une révolution.

Mais peut-on juger d’une Utopie ?

Pourquoi s’en préoccuper d’ailleurs ? Si l’on pouvait tout faire, il n’y aurait nul besoin de hiérarchiser les priorités et les efforts que l’on consent à la préparation des futurs possibles. Dans l’espace limité de l’échelle « nationale », peut-on encore raisonner sainement ? les enjeux de pouvoir et de prestige n’en sont-ils pas, par la force de la Convention, transposés à l’espace européen ? Et ne serait-ce pas à ce niveau que la sélection des utopies à construire se ferait plus sainement. Est-ce utile, en cette année du « 380 » de citer Airbus, après Concorde et les retombées non calculées d’une Utopie féconde ?

Jauger et juger une Utopie, c’est la faire scruter au travers de critères, plus ou moins précis, par les groupes ou les individus qui en sont les parties prenantes.

 

Des critères d’appréciation sont évoqués dans l’éditorial de ce numéro. Ce sont les facettes brillantes qui décorent la promotion des thèmes examinés. « Éclats d’utopie » techno-économiques : « résoudre entièrement, très faible coût, totale innocuité, dynamique temporelle, implantations possibles, retombées, bénéfique au corps social, bénéfique aux chefs de guerre ». « Éclats » ontologiques : besoin de rêve, primeur à l’imagination, substitut aux idéologies anciennes. Les critères techniques se pondèrent l’un l’autre : c’est l’évaluation du « risque à courir » pour un avenir meilleur. Les critères ontologiques sont les leviers inexprimés des choix politiques.

Les parties prenantes. Ce sont toutes celles qui disposent d’un pouvoir décisionnel, réel ou supposé (le refus pur et simple est un pouvoir qui s’exprime, parfois très fort, dans la rue) : citoyens, consommateurs, lobbies industriels, communauté scientifique, média, classe politique. Ne serait-il pas bon d’ajouter : les « bénéficiaires sans pouvoir » quand on prône certaines filières pour le tiers-monde ou pour le reste de l’humanité. Et qui s’exprimerait donc en leur nom ?

Pouvoir dominant, la « classe politique » cache l’État qui nous gouverne, les pouvoirs publics qui arbitrent des lois sur énergie et des allocations de ressources déterminantes. Le lien de contre-réaction, la qualification, l’invalidation ou la réforme de l’utopie entre les « citoyens, consommateurs, bénéficiaires », et le lieu de pouvoir ; « classe politique » se devrait d’être constant et fort puisque nous sommes en régime démocratique (et non en « démocrature » comme le regrettait avec esprit un élu sub-saharien dont j’ai oublié le nom).

L’appréciation du caractère « utopique » d’un thème pourrait-il se faire en affectant des « poids » pour chaque utopie au croisement des abscisses parties prenantes et des ordonnées critères dans un diagramme qui serait alors tridimensionnel, une « forêt » ? Quel algorithme appliquer à ces « poids » ? Y aurait-il une logique déterministe qui pourrait fournir un « indicateur » synthétique (les économistes adoreraient), même si c’est illusoire ? Il n’y a rien de tel qui soit utilisable et l’interdépendance, à travers l’homme entre les abscisses et les ordonnées rendrait cet exercice utopique ! Nous ne serons donc pas déchargés par la machine de la responsabilité de nos choix.

Nous pouvons encore explorer un peu plus la forêt d’Utopia, à travers quelques-unes de ses laies. Voyons quelques exemples.

Scientifique : ce qui est scientifiquement faisable

« Ce n’est pas parce que cela est faisable que cela est utile », dit un adage souvent méprisé parce que l’on ignore, ou l’on veut ignorer, qu’il existe déjà, pour la question posée, des réponses acceptables.

On est allé sur la lune à la fin des années soixante : c’était devenu faisable, après plusieurs siècles d’Utopie – Cyrano de Bergerac, Méliès, Jules Verne. Puis on n’est plus allé sur la lune parce que le critère « résoudre » s’est trouvé insatisfait ; il n’y avait pas d’objectif spécifique formulé. Seulement des « retombées » : la maîtrise de l’informatique et l’explosion d’IBM. Mais la « suite » de cette retombée s’exerçait sur un autre terrain. On a gardé la part idéologique et rêve de la conquête de l’espace, où le « citoyen-consommateur » est aussi, cette fois, le bénéficiaire : télécommunication, géodésie, exploration de la terre, défense. Il paye au travers des budgets : on est sorti de l’Utopie.

Les systèmes solaires à concentration, avec des miroirs de toutes formes, ballet céleste, physiquement faisables et beaux, font rêver : Archimède et la défense de Syracuse (- 220 AD), la pompe solaire du Caire en 1919, le four d’Odeillo, les miroirs de Targasonne, Puis bien d’autres. L’Utopie est vivace et fait rêver, que ni le besoin (on a d’autres solutions pour le même objet) ni le « bénéfice », ni les « retombées » ne justifient. Non plus pour le photovoltaïque : il n’est pas utile de concentrer le rayonnement solaire car le rendement des cellules s’est élevé au point que le ciel clair et la mécanique que les miroirs exigent sont plus chers et moins fiables que le surplus de panneaux qu’on devra utiliser pour un même résultat. Pourtant là, l’Utopie perdure.

L’erreur d’adressage des efforts

« Un train peut en cacher un autre » paraît typique du rêve de la civilisation hydrogène : là aussi le critère « résoudre » est insatisfait parce que la question a simplement été reportée plus loin : produire, stocker et distribuer l’hydrogène, de manière efficace, acceptable pour l’environnement. Le Congrès 2005 du véhicule électrique, à Monaco début avril, va s’interroger sur le fait scientifique qu’il faut plus d’énergie pour craquer la molécule d’eau que l’on ne pourra en récupérer – avec les mêmes problèmes d’émission de gaz à effet de serre, ou d’intolérance au nucléaire, que cela suppose. Là l’Utopie est remise en question sur des bases systémiques.

Le temps et l’espace

Nucléaire : le critère de « totale innocuité » n’est pas satisfait, même si le critère « résoudre » l’est partiellement (il pourrait même être largement étendu avec les applications à la production d’hydrogène, aux services industriels à haute température, et résoudre théoriquement les impasses actuelles des énergies classiques). Mais perdure l’hypothèque « innocuité » des déchets, les risques de prolifération, où les solutions que l’on possède sont incertaines dans le temps, et inacceptées dans l’espace (pas dans mon jardin!). Ce ne sont pas les points où porte essentiellement l’effort. N’aurait-on pas aussi en cette affaire une erreur d’adressage ?

ITER souffre du handicap temporel des « quarante années » comme le pétrole dont les réserves sont toujours prouvées pour « quarante ans », quelle que soit l’époque. Une fuite en avant. Le poids du rêve. Le décalage temporel entre le problème à résoudre et la solution prônée est un signe d’utopie. Mais tout est une question de proportion des efforts vis-à-vis des solutions qui sont à l’heure. Le désengagement direct des USA vis-à-vis d’ITER résulte probablement d’une autre interprétation du critère espace-temps.

La réduction des émissions de gaz à effet de serre qui n’est pas l’objet de ce numéro de Global Chance, mériterait peut-être une réflexion temporelle dans la mesure où le temps d’effet des décisions – que l’on ne prend d’ailleurs pas – se situe au-delà du temps d’apparition des phénomènes que l’on veut combattre. C’est actuellement aussi une utopie spatiale dans la mesure où les pays dont les émissions émergent ne sont pas parties-prenantes à ce jour des efforts de réduction négociés.

La nécessité d’une révolution

Les transports, en ville et le fret longue distance

Qui n’est pas conscient que la « tendance », appuyée par « le marché », est une impasse dans nos sociétés européennes ? Plus de voitures, plus grosses, et plus de camions dans un contexte pétrolier hautement fragile ? L’omission – fortuite ou circonstancielle – d’une composante forte « transport » dans la Loi-Energie que la France doit promulguer au printemps ? On a mille excuses pour ne pas prendre de position signifiante : les emplois à court terme, la rigidité d’un mode de production « just in time » – et de société basé sur l’automobile – dont l’urbanisme. Sans omettre que les sociétés en intercommunication – l’Europe occidentale – ne peuvent faire d’avancées isolément. Il est tentant de renvoyer à la citation de D. Helder Camara, et sans doute vital de privilégier l’approche communautaire pour « sortir » d’une tendance utopique lourde.

La cohérence des politiques sectorielles ayant des composantes énergétiques dominantes : électricité, transport, industrie, habitat ? Penser les traiter indépendamment les unes des autres est une utopie pour les pays en développement, que voulait leur imposer la doctrine néolibérale, sous l’arbitrage bienveillant et tout puissant du (sain, saint ?) « marché ». C’est une révolution nécessaire que le Sommet de Johannesburg a déclenchée en soutenant les Objectifs du Millénaire pour le Développement qui remettent en perspective les politiques sectorielles. Les « initiatives » diverses qui émergent en Europe paraissent conforter cette voie de sortie de l’utopie du développement dans un pays en développement, à l’identique de celui d’un pays déjà riche et donc doté de nombreux degrés de liberté.

L’efficacité énergétique systématique dans les secteurs consommateurs d’énergie et/ou les énergies renouvelables dans les pays industriels, une avenue royale (enfin, avec quelques épines dans les rosiers) à la hauteur des enjeux, certes. Jusqu’à présent les seuls pays qui passent aux actes sont les pays qui on fait la révolution de fermer leurs centrales nucléaires dans un espace-temps réaliste… et qui en tirent les conséquences.

Une révolution des modes de pensée, de conception et de passage à l’acte ne serait-elle pas indispensable?

Le caractère mobilisateur

Indéniablement, la part de rêve dans l’Utopie est d’une haute valeur ajoutée. Elle est mobilisatrice car elle fait appel à l’idéal inconscient et stimule les efforts. Elle est « politiquement vendable ». C’est excellent pour démarrer. Nos utopistes « reconnus » cités plus haut, disent également, osons la citation : L’utopie est à la politique ce que le fantasme est à l’amour. Elle en est l’énergie. (Alternative Libertaire). On a déjà cité Concorde et Airbus Industries, et la conquête spatiale. D’autres exemples surgiront à l’esprit du lecteur à propos de médecine, de génétique, d’organisation de la société (Davos et son antipode le Forum Social Mondial), José Bové dira : L’utopie est la matrice de l’histoire et la sœur jumelle de la révolte. Le pouvoir mobilisateur extraordinaire et les dangers d’une utopie non-remise en cause émeuvent à bon droit. Jacques Attali fait la remarque que : L’histoire moderne a montré que l’utopie est mère de toutes les dictatures.

Pour une utopie bien tempérée

Il est nécessaire de faire confiance aux « parties prenantes » pour réagir, réguler, contester et réorienter les grandes avenues où peut sévir l’Utopie, au fur et à mesure du temps et des avancées qui se réalisent. En ce sens, le présent numéro de Global Chance est un exercice « citoyen ». En d’autres termes, le caractère mobilisateur de l’utopie a intensément besoin d’une prévisualisation de ses résultats à moyen ou long terme pour que l’on puisse la conforter, la réviser, la tempérer. C’est un exercice lui-même plein de dangers (on pense aux excès du principe de précaution par exemple). Prendre la peine de décrire la cristallisation du rêve en termes de société et d’emploi de manière prématurée – la ville sans aucune voiture ? – risquerait de décrire des futurs impossibles qui seraient rejetés. Mais on ne gouverne qu’en ayant une prévision du terme du voyage : les débats sur les projets politiques des partis en sont la preuve.

En matière de choix scientifiques et technologiques, une dynamique temporelle s’impose. De même que les prospectivistes se hasardent rarement au-delà de dix à vingt ans de manière crédible, de même la vision des « changements induits » serait nécessaire à une échelle de temps semblable. Il est indispensable que le pouvoir politique puisse présenter à ses mandataires un objectif de société pour obtenir leur adhésion sur les moyens d’y parvenir.

Le débat de ce numéro fait allusion aux améliorations à apporter à certaines des institutions dont nous disposons – ou souhaiterions disposer réellement – en France pour cette tâche constructive de « régulation des utopies », et en particulier à l’Office Parlementaire d’Évaluation des Choix Scientifiques et Technologiques (OPECST). Mais on peut penser aussi au Commissariat général du Plan dont la mission initiale comportait justement cette ambition.

Si l’on devait estimer que cet exercice de régulation des utopies n’est pas dans leurs attributions ou qu’ils n’en ont pas ou plus les moyens, c’est plus sûrement au niveau communautaire que la question devrait remonter. Les mécanismes n’y sont pas encore d’une transparence idéale, mais ne pouvons-nous prôner cette Utopie là ? et nous serions heureux d’avoir contribué à faire avancer la transparence.

Vive l’Utopie bien tempérée.

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