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L’alcoolisme au travail

Sylvain LAVELLE

03 / 2010

C’est une situation fréquemment rencontrée : un manager doit encadrer une personne venant régulièrement au travail sous l’emprise de l’alcool. Certes les lois et le règlement de l’entreprise prévoient des réponses à cette situation. Néanmoins ils n’épuisent pas la complexité des situations et n’évacuent pas la question proprement éthique de la responsabilité de chacun face à autrui, redoublée dans le cas de rapports hiérarchiques.

Monsieur Dupont est cadre dans l’entreprise Martin&Co, où il a, entre autres, la responsabilité d’une dizaine d’opérateurs. Parmi eux, Monsieur Duval, au cas duquel Dupont est quotidiennement confronté. Duval arrive le matin au travail avec une forte haleine, les yeux brillants et un état de conscience manifestement perturbé. Il travaille sur un poste l’amenant à manipuler des objets coupants et de gros appareils mobiles. Fort de ses vingt années de métier, Duval fait néanmoins plutôt bien son travail et personne ne s’en plaint directement. Mais son état ne s’arrange pas dans la journée. Des phases de légère somnolence le rendent moins réactif, même s’il parvient à donner le change. Il lui arrive de s’absenter de son poste, bien que toujours pour de très courts instants. Sa prise d’initiative, surtout, est limitée depuis quelque temps, et il montre une tendance à se contenter du minimum. Il a d’ailleurs finalement renoncé, il y a quinze jours, à bénéficier d’une journée de formation à l’extérieur sur une nouvelle machine, qu’il avait pourtant lui-même sollicitée. Après la pause déjeuner, son état s’aggrave durant une heure, laissant penser qu’il a consommé de l’alcool. Les contretemps lui pèsent et il s’énerve vite. Les choses rentrent progressivement dans l’ordre dans l’après-midi, bien que toujours avec de la passivité et un manque de vivacité. Le soir, Duval quitte son travail sombrement, en évitant ses collègues. Il y a une semaine il s’est coupé dans l’après-midi. Rien de grave, cela arrive à d’autres, rappelle-t-il à qui veut l’entendre. Mais tous ses collègues ont remarqué son irritabilité lorsqu’on évoque cet accident. On ne sait pas grand chose de la vie de Duval. On lui connaissait une relation avec une opératrice du même service mais qui a maintenant quitté l’usine et ses proches confidents sont également partis à l’occasion d’une récente restructuration.

Dupont, retournant la situation en tous sens, pense finalement que s’offrent à lui plusieurs possibilités.

1. Ne rien faire.

Cette solution a l’avantage de préserver un certain confort. Elle peut se nourrir de plusieurs justifications. En premier lieu Dupont sait bien que, jusqu’à présent, Duval ne s’est pas mis en cas de faute professionnelle avérée. Il est même arrivé à Dupont de se demander s’il n’exagère pas l’ampleur de ses troubles.

2. Exiger une prise de sang

Certes, exiger une prise de sang serait un moyen d’objectiver l’état alcoolique de Duval. Dupont sait que le règlement intérieur de Martin&Co prévoit la possibilité d’un dépistage par alcootest ou éthylomètre en cas de doute. Mais cette démarche n’est pas anodine, elle impose, entre autres, un rapport à transmettre aux Ressources Humaines qui serait gênant si le test se révélait négatif. Dupont se dédouane en se remémorant qu’un tel constat peut aussi être fait sur la demande d’un collègue, au cas où l’état de Duval deviendrait par trop inquiétant.

Plus profondément, il arrive que Dupont se pose la question de sa légitimité à intervenir. Qu’est-il en droit exactement d’attendre d’un de ses employés ? Que Duval fasse correctement son travail ne suffit-il pas à honorer son engagement vis-à-vis de sa société ? Que par ailleurs Duval ait des problèmes, ou adopte une hygiène de vie discutable, en quoi cela le concerne-t-il, et de quel droit pourrait-il avoir des attentes en ce domaine, dans la mesure où, comme il semble le démontrer, il « tient la boisson » ? Plus profondément encore, il arrive que Dupont se demande si cette pratique de la boisson n’est pas, justement, ce qui permet actuellement à Duval de pouvoir venir travailler et de supporter un travail dont la cadence et l’intérêt, du fait de certains choix récents, ne sont pas allés en s’améliorant.

Dupont, ainsi, se remémore ses stages dans le bâtiment avec des équipes d’ouvriers dont il savait très bien que la bouteille du déjeuner de midi était une condition sine qua non de l’ardeur à la tâche dans l’après-midi. Certes, en termes de législation de l’alcool, l’approche de Martin&Co est plutôt irréprochable. Le règlement intérieur est très clair sur l’interdiction absolue d’introduire et de distribuer toute forme d’alcool, et la consommation au restaurant d’entreprise est limitée à ¼ de vin ou une canette de bière par personne. Mais Dupont constate fréquemment comment, malgré cela, certaines personnes s’installent dans la prise chaque jour répétée de cette menue dose, par ailleurs « sacralisée » par tout un cérémonial relatif à la virilité et aux coutumes à respecter. Echanger à l’occasion sa canette contre un verre de Perrier, ainsi, expose vite certains des employés à des quolibets plus insupportables encore que les risques de la boisson. Dupont s’est toujours dit que, ajoutée à une consommation extérieure, cette simple habitude pouvait sans doute ne pas être anodine, même si elle continuait à s’inscrire dans les mœurs.

Mais quoi qu’il en soit, et quelle que soit la situation de Duval vis-à-vis de ces réalités, Dupont ne peut se satisfaire de l’inaction. Sa conscience professionnelle, tout autant que son sens de la responsabilité morale, s’y opposent fortement. Il craint également, bien sûr, les conséquences que ne manquerait pas d’avoir pour lui la survenue d’un accident.

3.Intervenir et appliquer la procédure disciplinaire

Il s’agit là de l’autre extrême des possibilités. Non seulement cette solution peut, elle aussi, apparaître confortable, mais plusieurs raisons semblent également plaider pour elle.

Il arrive fréquemment à Dupont d’ouvrir le règlement intérieur de Martin&Co et d’y relire l’article selon lequel « il est interdit à tout chef d’établissement, directeur, gérant, préposé, contremaître, chef de chantier et, en général, à toute personne ayant autorité sur les ouvriers et employés, de laisser entrer ou séjourner dans les mêmes établissements des personnes en état d’ivresse » (article tiré du Code du Travail, article L 232.2, alinéa 2). Ce point est on ne peut plus clair et engage clairement sa responsabilité. Dupont sait aussi, comme on l’a vu, que le règlement l’autorise (et même l’oblige, puisque c’est à l’employeur qui met en cause l’état d’un salarié de prouver ce qu’il avance) à faire pratiquer un dépistage. Il a relu récemment que si, jusqu’en 2002, le dépistage ne pouvait que faire cesser une situation dangereuse, il pouvait légalement, depuis cette époque, être suivi de sanctions relatives au manquement à « l’obligation de sécurité que le salarié a pour sa propre sécurité et celle des autres », obligation elle-même stipulée par un autre article (L 230.3) du Code du Travail.

Et Dupont sait également très bien que, depuis quelques temps, on ne badine pas chez Martin&Co avec ce genre de choses.

Certes il y a quelques années, une grande sévérité à l’égard de l’alcool ne se manifestait que de façon exceptionnelle et ne concernait que quelques affaires qui avaient défrayé la chronique. Ainsi par exemple celle de ce technicien qui, absent une journée et n’ayant pas réalisé une livraison planifiée, avait invoqué une panne de voiture là où il s’agissait en fait d’un contrôle très positif d’alcoolémie au volant qui lui avait valu une nuit en cellule de dégrisement. Mais beaucoup plus récemment, dans un service voisin de celui de Dupont, un opérateur, embauché depuis un an, a été exclu du jour au lendemain pour s’être présenté manifestement éméché à son poste. Il est vrai que cet incident avait malheureusement coïncidé avec une visite du site par des clients potentiels. Quoi qu’il en soit, Dupont n’est pas du tout certain que les vingt ans d’ancienneté de Duval changent quoi que ce soit au traitement qui lui serait réservé. Dans la situation où l’entreprise se trouve aujourd’hui, comme beaucoup d’autres, Martin&Co recherche davantage des prétextes pour se débarrasser d’un employé que des bonnes raisons de le garder. La « faute grave » est vite invoquée et, face à un tribunal, peut tenir la route pour des employés travaillant sur des machines dangereuses.

Dupont hésite donc à recourir à cette solution, dont il perçoit qu’elle pourrait signifier la mise à pied de Duval. Relativement à sa propre situation, elle pourrait d’ailleurs se révéler à double tranchant. Elle pourrait sembler courageuse aux yeux de sa hiérarchie et asseoir ainsi son image de cadre efficace et responsable. Mais elle pourrait aussi sembler particulièrement lâche au reste de l’équipe et ainsi le décrédibiliser lors de la gestion de prochaines situations problématiques.

 

(1) Intervenir selon un protocole d’accord

Dupont a un ami, prénommé Bertin, avec lequel il a fait ses études et qui travaille dans une autre entreprise appelée VERO. Dupont revoit Bertin de temps en temps et lui fait part de ses questionnements. C’est ainsi que Bertin lui a parlé d’une démarche collective mise en place il y a quelques temps chez Vero pour faire face aux problèmes d’alcool. Bertin a suggéré à Dupont de tenter de sensibiliser sa propre hiérarchie pour qu’elle introduis la méthode chez Martin&Co et, dans le cas de Duval, lui a expliqué qu’elle pourrait donner lieu à une action individuelle. La procédure consisterait à solliciter un entretien avec Duval, au cours duquel lui seraient décrits les doutes et inquiétudes qui pèsent sur lui, ainsi que les problèmes occasionnés par cette situation et la nécessité d’en sortir. Il s’agirait d’agir avec compréhension, empathie, mais également fermeté, dans le but d’ouvrir un dialogue. Duval pourrait être informé des aides qu’il peut recevoir du service médical, du service social ou d’organismes extérieurs. Il lui faudrait absolument rencontrer le médecin du travail. Cet entretien donnerait lieu à un compte-rendu avec copies conservées par Dupont, par le médecin du travail et par Duval lui-même. Le médecin du travail devrait, par la suite, affiner le diagnostic et se concerter avec Dupont pour concilier la stratégie médicale et les attentes au travail. Si besoin est, Duval pourrait être adressé à son médecin traitant, à un centre d’alcoologie ou au service social. A l’issue de cette procédure, une sorte de contrat d’accompagnement serait établi impliquant Duval, le médecin du travail et Dupont. Duval pourrait s’engager sur les soins à suivre et des efforts au travail, et Dupont sur des aménagements de son poste et l’absence de sanctions disciplinaires en cas de respect du « contrat ». Un suivi régulier devrait être mis en place, en vue d’arriver à une amélioration durable de l’état et de la situation de Duval.

Cette solution a, a priori, tout pour séduire Dupont. Elle lui semble humaine, progressive, permettant un accompagnement de la personne. Néanmoins, plusieurs petites choses le chiffonnent. D’abord, même mesurée, elle fait intervenir des tiers extérieurs et ainsi s’accompagne d’une certaine publicisation de l’état de Duval. Et d’autre part, surtout, Bertin, revu récemment, lui a raconté l’histoire de Simon. Simon, au sein de VERO, a bénéficié il y a deux ans d’une procédure analogue. Mais en dépit des précautions prises et de la confidentialité de mise dans ce type de démarche, le bruit s’est répandu dans le reste de l’entreprise et parmi ses plus proches collègues. Épaulé par son hiérarchique, soutenu par le médecin du travail, Simon a bénéficié de l’aide d’une association extérieure, très impliquée dans les réseaux professionnels. Cela a pris du temps, il y a eu des rechutes, des ruptures familiales dramatiques — ainsi la femme de Simon, ne pouvant plus supporter son état et ses crises de colère, est partie avec ses enfants. Mais au final Simon s’en est sorti. Il a retrouvé un équilibre de vie, va beaucoup mieux, ne touche plus à la bouteille. Il s’évertue à se montrer efficace et fiable au travail, a même suivi des formations avec l’espoir d’évoluer. Et pourtant, pourtant, comme le constate chaque jour Bertin, l’ancienne image de Simon lui colle sempiternellement à la peau. Il continue à faire l’objet des quolibets et des commentaires à voix basse de ses camarades de poste. A la cantine, certains collègues, peu délicats, s’amusent toujours à lui proposer de prendre un quart de rosé. Et surtout, on ne lui fait pas confiance. Son responsable direct, bien qu’il s’en défende, n’a jamais pu se décider à lui confier des tâches importantes et à forte valeur ajoutée. Simon demeure, ainsi, cantonné à de petits travaux, des tâches simples et rébarbatives qui ne peuvent le faire évoluer. C’est là un destin auquel Dupont voudrait, de toutes forces, permettre à Duval d’échapper.

(2) Intervenir de façon directe mais sans protocole

Dupont, l’autre jour, s’est enfin ouvert de ses inquiétudes auprès de Tiercelin, un de ses collègues d’un autre service. Et Tiercelin lui a raconté comment, de son côté, il « gère » actuellement le cas de Müller. Müller est un technicien de maintenance qui, après une vie marquée par des passages difficiles et, néanmoins, plusieurs mois d’amélioration, semble être actuellement retombé dans l’alcool. De même que Dupont, Tiercelin ne se voyait pas appliquer drastiquement les consignes disciplinaires et, notamment, exiger un test d’alcoolémie. Néanmoins, il semble bien décidé à régler le problème. Il est donc rentré en relation directe avec Müller, auquel il a dit que les Ressources Humaines l’avaient à l’œil. Il a, de fait, prévenu ce service des doutes pesant sur son état. Il a d’ailleurs également déclaré aux collègues et interlocuteurs proches de Müller que celui-ci buvait et qu’il convenait d’être avec lui prudent et attentif. Enfin, Tiercelin, animé malgré tout du désir de « se couvrir » au cas où les choses tourneraient mal, collecte et accumule des informations sur Müller : retards, petites fautes professionnelles, écarts de comportement, etc. Il ne s’en est d’ailleurs pas caché à Müller, pensant qu’il s’agirait là d’une incitation de plus pour le faire changer.

Dupont, malgré la courtoisie de façade qu’il a conservée envers Tiercelin qu’il ne connaît pas très bien, condamne néanmoins ces méthodes en son for intérieur. La dénonciation aux Ressources Humaines, sans réelle tentative d’appréhension du problème, lui semble de la délation pure et simple. La réalisation du dossier, sans garanties sur son devenir, ses possibles utilisations (ce pourrait être pour sanctionner ou pour féliciter) et sa confidentialité, lui semble une pratique d’un autre âge. Et avertir collègues et interlocuteurs lui semble pouvoir receler autant d’inconvénients que de bienfaits.

(3) Encore une autre voie

C’est celle que, finalement, a inventée Dupont. Elle a consisté à intervenir de façon non officielle et non procédurale auprès de Duval, mais pas directement, de façon détournée, par l’intermédiaire de proches de Duval (frère et ami) contactés de façon pressante via d’autres services. Ceux-ci savaient que Duval n’allait pas très bien, mais ils ignoraient la réalité de sa situation quotidienne. Ils sont allés le voir et ont attiré son attention sur les graves désagréments qu’il encourrait en cas de sanction, sur les conséquences pour son travail et sa situation personnelle. Ils lui ont « botté les fesses ». Sous ces sollicitations, Duval s’est repris en main, a consulté un médecin pour évoquer ses problèmes et sa dépendance actuelle. Actuellement il va mieux, mais frère et ami savent qu’il reste fragile et qu’il leur faut le suivre de près. Dupont, quant à lui, surveille Duval de façon discrète mais intense. Duval l’ignore et n’a jamais su que Dupont était intervenu à son sujet. Le travail de Duval n’a en rien changé. Il arrive à Dupont d’éprouver de la fierté pour la façon dont il pense avoir aidé indirectement Duval. Il éprouve néanmoins également un regret, celui de ne pas avoir pu, ou avoir su, simplement, aller le voir, lui parler, essayer de le comprendre, lui proposer de l’aide, en oubliant tout de leurs liens hiérarchiques. Il éprouve aussi, souvent, de l’inquiétude, quant à la précarité de la situation et à l’incertitude de son évolution : il sait notamment qu’en cas de gros problème survenant du fait de l’état de Duval, son intervention détournée lui interdirait de plaider la méconnaissance et qu’il aurait à se défendre de cette méthode peu orthodoxe face à des gens peu aptes à la comprendre. Il espère, à moyen terme, être muté dans un autre service. Il ignore sincèrement s’il dira en partant, à son successeur, quelque chose de Duval.

Palavras-chave

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L’analyse techno-éthique

Fonte

Entrevista

CETS - Groupe ICAM, Polytechnicum Lille (Centre Ethique, Technique & Société - Institut Catholique des Arts et Métiers) - 6 rue Auber, 59000 Lille, FRANCE - Tel : +33 (0)3.20.22.61.61 - Fax : +33 (0)3.20.93.14.89 - Franca - cets.groupe-icam.fr

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