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Le choc des civilisations

Une lecture du livre de Samuel P. Huntington

Claire BARTHÉLÉMY

12 / 2006

Comment ne pas être séduit à la lecture du livre de Samuel P. Huntington, qui propose une présentation du monde claire, novatrice et originale ? Cette thèse provoque cependant aussi une certaine méfiance et peut paraître simpliste ou réductrice. Mais l’auteur lui-même se défait de cette critique en soulignant qu’il n’est pas possible de décrire l’ensemble du monde et que l’intérêt d’une théorie est de simplifier l’analyse pour permettre l’évolution de la pensée et de l’action et la compréhension d’un nouveau phénomène. Selon lui un nouveau paradigme est nécessaire pour expliquer la réalité actuelle de la société internationale, le paradigme civilisationnel.

L’auteur soutient que « la culture, les identités culturelles qui, à un niveau grossier, sont des identités de civilisation, déterminent les structures de cohésion, de désintégration et de conflits dans le monde d’après la guerre froide ». Il effectue sa démonstration en plusieurs temps. La politique globale devient pour la première fois multicivilisationnelle et multipolaire ; le rapport de force entre les civilisations change, l’Occident étant en déclin face à une Asie et un islam qui montent politiquement, démographiquement, économiquement ou militairement. Un ordre mondial basé sur les civilisations apparaît, qui a pour corollaire l’affirmation des cultures, la coopération, les nouvelles alliances autour d’Etat-phares, et les échecs de certaines intégrations forcées. La prétention de l’Occident à l’universalité devient source de conflits, notamment avec l’islam et la Chine.

Samuel P. Huntington s’appuie tout au long du développement de sa thèse sur l’analyse de la société mondiale avant et après la guerre froide. Celle-ci constitue la césure, dans la mesure où à l’époque de la guerre froide, deux blocs politiques s’affrontaient, alors qu’aujourd’hui, la dimension culturelle ou civilisationnelle s’ajoute aux motivations des actions des Etats.

L’ouvrage est très agréable à lire, et il fait référence et analyse de nombreux conflits ou des évolutions politiques et géopolitiques dans le monde. L’auteur développe sa définition de la civilisation, qui tout comme la définition de l’identité culturelle est difficile à trouver. Cet élément était absent de son article paru en 1993 dans la revue Foreign Affairs, et il apporte au livre un élément d’analyse fondamental pour justifier la thèse de l’auteur. L’ouvrage me semble d’ailleurs moins polémique que l’article, sans doute car l’auteur dispose de plus de place pour expliquer sa théorie, et qu’il a moins recours à des formules aussi directes que dans cet article (comme « The Confucian-Islamic connection », la coalition islamo-asiatique, qui n’apparaît plus en titre, « The West versus the Rest » qui devient « l’Occident et le reste du monde : problèmes intercivilisationnels »).

Si les Etats-nations sont toujours les acteurs principaux de la scène internationale, l’Etat perd tout de même des pouvoirs au profit d’institutions internationales ou infra-étatiques, comme les régions. L’auteur présente l’ordre international comme un ordre varié, complexe et multilinéaire, qui selon lui ressemble plus au Moyen-Age qu’à la représentation des Etats du traité de Westphalie en 1648. Or la comparaison avec le Moyen-Age, si elle semble séduisante, ne me paraît pas pertinente. En effet, aux rapports de nature uniquement personnelle qui avaient cours avec la féodalité, s’est ajoutée une définition territoriale du peuple. La multiplication des niveaux que constate l’auteur, international, étatique, infra-étatique, correspond à des niveaux d’action politique comme expression de la société moderne, action politique portée sur un territoire déterminé par une population déterminée, par l’exercice d’un pouvoir déterminé. Ce point a attiré mon attention, et bien qu’il ne soit pas central pour la thèse de l’auteur, il me semble symptomatique de sa démarche intellectuelle. Il a besoin de dresser un tableau un peu catastrophique justifiant la nécessité d’une nouvelle analyse de la société internationale…alors que lui-même reconnaît implicitement que cette notion de civilisation, d’identité, comme motivation à l’action des Etats est aussi instrumentalisée par les élites dirigeantes, souvent formées à l’international et s’indigénisant comme dit l’auteur, parfois avec des changements radicaux à des fins politiques. Il souligne aussi comment la force potentielle de l’islam est exploitée par les autorités publiques de pays traditionnellement musulmans. La « civilisation » est donc un outil politique peut-être plus qu’une réalité sociale nouvelle.

Un élément intéressant qui suit la définition qu’il donne des civilisations, en insistant sur l’élément religieux, est l’analyse qu’il fait du rapport entre celles-ci. Au niveau historique, il distingue trois périodes : celle où les civilisations n’avaient que peu de contacts les unes avec les autres ; celle où l’Occident dominait ; la période actuelle, multicivilisationnelle. Il démonte alors l’idée d’une civilisation universelle, issue des valeurs de l’Occident, en distinguant la consommation de produits occidentaux et l’utilisation d’une langue occidentale, l’anglais, comme mode de communication, de l’occidentalisation de la culture. Il souligne les caractéristiques de la civilisation occidentale, parmi lesquelles l’Etat de droit, et les réactions qu’elle suscite : rejet, kémalisme (la modernité par l’occidentalisation) ou réformisme (la modernité, pas l’occidentalisation – d’ailleurs parfois l’indigénisation des élites dirigeantes). La notion de modernité est très présente dans le développement de l’auteur, elle semble être une notion politique clé pour lui.

De plus il analyse les civilisations montantes. Le confucianisme tend à un universalisme asiatique, alors que ce qu’il appelle la Résurgence de l’islam se base sur une analyse qu’il estime proche du marxisme… La montée en puissance démographique pour l’islam et économique pour l’Asie constitue une menace de déstabilisation.

L’auteur tente même d’expliquer pourquoi les affinités culturelles devraient conduire à la cohésion et à la coopération, mais sa démonstration n’est pas convaincante dans l’ensemble, car il se contente de justifier ce postulat en disant que c’est le cas dans les faits, sauf quand il expose l’idée que, le conflit et la haine étant universels, pour se mobiliser, il faut un ennemi. Mais là encore, il ne s’agit pas d’une démonstration satisfaisante.

En conclusion, un ouvrage étoffé par des exemples très intéressants, notamment sur les Etats-phares des différentes civilisations (avec quelques propositions pour l’islam où l’auteur constate l’inexistence de tels Etats, ce qui pourrait évoluer), sur les Etats tiraillés entre plusieurs positions entre les civilisations (la Russie, la Turquie, le Mexique et l’Australie), sur les conflits et changements d’alliance, sur les stratégies géopolitiques, sur les guerres et sur l’histoire. L’aspect théorique de la thèse est une présentation claire, cohérente et fondée. L’auteur atteint donc son but : « si nous devons réfléchir sérieusement à ce qu’est le monde et agir efficacement, une sorte de carte simplifiée de la réalité, de théorie, de modèle ou de paradigme est nécessaire ». La grille de lecture proposée par l’auteur et tant débattue à l’époque de la sortie de l’article qui en est à l’origine a été utilisée pour analyser les événements du 11 septembre 2001 et leurs suites.

Key words

governance, cultural shock, culture and power, islam, cultural identity

Source

Book

Samuel P. Huntington, Le Choc des civilisations, Paris : Éditions Odile Jacob, 2000, 545 p.

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