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dialogues, proposals, stories for global citizenship

Comment peut-on laisser ses enfants dans la rue le soir à Belleville ?

Un exemple emblématique d’incompréhension

Association Raconte-nous ton histoire

01 / 2011

S’il est un sujet d’incompréhension, d’inquiétude et de dénonciation qui est revenu incessamment dans les discussions avec les habitants et les professionnels de Belleville dans le cadre du projet DiverCité, quel que soit le sujet discuté au départ, c’est bien celui du phénomène des bandes de très jeunes enfants, la plupart du temps d’origine africaine, que l’on voit traîner ensemble dans le quartier, sans adulte pour les surveiller, jusque très tard dans la soirée.

Ce phénomène certainement regrettable suscite immanquablement des réactions virulentes. Certains y voient la démonstration de ce que les parents africains ne s’occupent pas de leurs enfants et les laissent traîner, de manière totalement inconsciente ; le sujet de la polygamie ne tarde évidemment jamais à être mis sur la table. D’autres se sentent interpellés par la situation de ces enfants et par le fait que les passants ne veulent ni ne peuvent rien faire pour eux ; ils s’interrogent sur la mesure dans laquelle ils ont légitimité à intervenir et à dire à ces enfants de rentrer chez eux.

Il y a là un cas typique de phénomène que, faute de le comprendre, les gens se résignent souvent à expliquer par la « culture » de l’autre, conçue comme quelque chose de totalement étranger ou de totalement « immoral ». En ce sens, c’est aussi un cas test pour comprendre en quoi la « culture » joue ou non dans les comportements, mais aussi pour lever les différentes idées reçues et projections qui ne cessent de peser sur la manière dont les gens perçoivent et jugent les attitudes des autres. C’est donc une excellente occasion d’appliquer la philosophie de dialogue interculturel proposée dans le cadre du projet DiverCité, non pas pour excuser ou justifier le fait en question, mais pour le comprendre sur un autre mode que celui de la condamnation morale a priori (voir Où va se nicher l’interculturel ?).

On s’aperçoit en fait, au fil des discussions avec les habitants et avec les personnes concernées, que plusieurs ordres de raison se conjuguent pour expliquer le fait que les enfants soient laissés dans la rue le soir. Certaines de ces raisons sont « culturelles » au sens où elles ont trait à la situation de migrant des familles concernées et à la réalité qu’ils ont connu dans leur pays et leur région d’origine. D’autres sont locales dans la mesure où elles sont liées aux conditions de vie à Paris.

D’un côté, en effet, polygamie ou non, les familles migrantes sont des familles nombreuses, et les logements qu’elles peuvent se permettre de louer à Paris sont exigus. Il est difficile de garder ses enfants enfermés dans ces conditions. Après une longue journée de travail, les parents souhaitent souvent un peu de calme et envoient alors leurs enfants dehors pour se reposer. Tout ceci est aggravé par la tendance qui s’est fait jour ces dernières années, particulièrement dans les emplois occupés par des immigrés, d’horaires de travail de plus en plus « atypiques » : de plus en plus tôt le matin ou tard le soir. Si les enfants peuvent sortir après la nuit tombée, c’est aussi parfois tout simplement parce qu’ils sont tout seuls chez eux, le père et la mère travaillant le soir dans l’entretien ou les services à la personne. S’ajoute à cela le problème général, particulièrement aigu dans une ville comme Paris et un quartier comme Belleville, de l’absence d’espaces où les enfants puissent réellement jouer et se retrouver, de sorte qu’ils se retrouvent à jouer sur le trottoir et parfois sur la chaussée. Le problème des horaires atypiques et des logements exigus concernent tout le monde, mais leurs implications pour les modes de vie sont d’autant plus importantes pour des familles immigrées qui ont perdu leurs repères et ne peuvent plus recourir aux façons de faire habituelles.

Mais le tableau ne serait pas complet, ni tout à fait concluant, si ne s’y ajoutait encore un autre facteur, dont on peut dire qu’il est, lui, de nature proprement culturelle : la rue, et l’espace public en général, ont en Afrique une signification différente qu’ils n’ont dans la France contemporaine. En Afrique, la rue est un lieu sécurisant, car il va de soi que les enfants sont sous le regard et la responsabilité des adultes. C’est même à proprement parler un lieu éducatif, où les enfants découvrent le monde dans une liberté relative mais aussi sous le regard constant d’adultes qui peuvent les « recadrer », qu’ils soient ou non de la famille. De sorte que lorsque les parents doivent travailler le soir et laisser leurs enfants seuls, ils peuvent avoir l’impression qu’ils seront davantage en sécurité dehors que laissés à eux-mêmes dans un petit appartement. En France (du moins dans les grandes villes, et à l’époque contemporaine), la rue est conçue de manière diamétralement opposée, comme un lieu d’insécurité et de délinquance. L’« école de la rue » n’a pas de dimension éducative positive : elle est au contraire par définition une soumission des enfants à de mauvaises influences. Enfin, les adultes ne sont pas disposés (voir L’espace public et le sentiment de responsabilité collective) à exercer la responsabilité sur laquelle comptent peut-être, en un sens, les parents africains. Le problème réside donc aussi, outre les facteurs sociaux, dans la « transplantation », pour ainsi dire, d’un cadre mental correspondant à un certain mode de vie dans une nouvelle société, dont les règles de fonctionnement sont totalement différentes, voire opposées. Les parents d’origine africaine ne le comprennent pas forcément d’emblée, ou alors les diverses contraintes qui poussent à laisser les enfants sortir sont plus fortes. On peut espérer que petit à petit les représentations des nouveaux arrivants évolueront et s’adapteront à cette nouvelle réalité.

Key words

system of value and education, cultural diversity


, France

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DiverCité : « Migrations, interculturalité et citoyenneté en France : enseignements d’un dialogue avec les institutions et les habitants dans le quartier parisien de Belleville »

Notes

Ce texte fait partie du dossier « Migrations, interculturalité et citoyenneté », issu d’un ensemble de débats et de rencontres organisées dans le quartier de Belleville à Paris entre 2004 et 2009, avec des habitants (issus des migrations ou non) et des représentants de diverses institutions présentes sur le quartier. Les textes proposés dans le dossier reprennent les principaux points saillants de ces discussions, dans le but d’en partager les leçons.

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