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Perspectives interculturelles sur la notion de société civile

Martin Vielajus

Se pencher de plus près sur les ambiguïtés interculturelles de la notion de société civile, observer les incompréhensions fondamentales qu’elle révèle, permet non seulement de lever un voile sur l’existence de décalages formels entre plusieurs dimensions de ce concept, mais aussi de comprendre comment une ambiguïté sémantique peut être mise au service du discours politique, comment un flou interculturel peut être l’instrument de stratégies de légitimation du pouvoir. Le double objectif de cette analyse est donc de présenter une déconstruction de la conception occidentale classique du terme de société civile, mais aussi de mettre en avant l’utilisation ambiguë qui peut être faite de ce concept à prétention universelle.

Depuis quelques années, l’Union Européenne promeut le renforcement des Organisations de la Société Civile dans les Etats en Développement. La vitalité de ce secteur est en effet un élément fondamental du modèle de « bonne gouvernance » de Etats destinataires de l’aide européenne. « Une coopération étroite avec la société civile et son renforcement sont indispensables pour assurer la participation la plus large possible de tous les secteurs de la société afin de créer les conditions d’une plus grande équité, de la participation des pauvres aux avantages de la croissance économique et du renforcement du tissu démocratique de la société.»affirme ainsi la Commission dans un communiqué au Parlement en 2000 1. « Participation » , « Equité » et « Démocratie » voilà donc à quoi semble aboutir cette mise en avant de la « société civile » dans les pays du Sud. Cette approche nouvelle de la commission européenne, prônant désormais la logique du partenariat multi-acteurs, pose toutefois une question centrale : celle du statut de la notion de société civile dans ces pays, son utilisation et son instrumentalisation.

 

L’usage très large du terme de société civile fait de celui-ci un instrument privilégié du discours politique. Appelé à l’aide tout autant au sein des courants de pensées néo-libérales que des mouvement marxiste, ce concept, englobe une multiplicité de sens et de niveaux de compréhension parfois contradictoires. La force symbolique de cette notion n’est pourtant pas entachée par ce flou originel. Dans son ouvrage « Le Glaive et le fléau. Généalogie du fanatisme et de la société civile"2 , Dominique Colas présente ainsi la situation du concept : « Devenu l’étiquette de toutes sortes de marchandises, ou parfois même le label du vide, « société civile » forme un lieu commun où les commodités d’un mot de passe permettent de se parler sans savoir ce que l’on dit, ce qui évite de trop se disputer ».

 

En se penchant de plus près sur les ambiguïtés d’une telle notion, il ne s’agit donc pas seulement de lever un voile sur l’existence de décalages formels entre plusieurs dimensions de ce concept, mais également de comprendre comment ce flou interculturel peut être mis au service de stratégies de légitimation du pouvoir.

Pour le comprendre, revenons donc aux objectifs poursuivis par la Commission Européenne dans son renforcement des « Organisation de la Société Civile » . De quelle société civile s’agit-il ? Comment la notion s’est-elle historiquement construite dans la pensée occidentale ? Quels sont les éléments qui marquent cette historicité, et qui rende le concept bien diffcile à « exporter » ?

La distinction société civile/ Etat n’est pas inscrite dans l’origine du concept. Le terme apparaît tout d’abord dans les écrits de Thomas d’Aquin, de Puffendorf, d’Hobbes ou de Lockes comme opposé à « l’état de nature » . Il désigne alors de manière générale la mise en place d’un contrat social, d’une organisation politique et notamment d’un Etat.

Le progressif détachement de ces deux notions est théorisé notamment au travers de l’essor du courant de pensée néo-libérale, et formalisé par les écrits de Tocqueville. La société civile est alors conçue comme le champ des associations “autonomes” et “volontairement formées”, agissant dans la sphère publique en tant qu’intermédiaires entre l’Etat et la sphère privée. Cette définition fonde la conception moderne de la société civile en occident. Ce faisant elle opére une distinction fondamentale qui se pose à l’origine des incompréhension et des décalages interculturels que nous allons tenté de mettre en lumière. Distinction entre « l’Etat » et la « société » , disctinction entre le public et le privé, l’individu moderne et la communauté traditionnelle. La société civile se démarque d’un côté de la sphère Etatique, et de l’autre de la sphère « privée » , familiale et des liens de la communauté locale.

Mais l’Histoire occidentale va plus loin dans ce « détachement » de la société civile et de l’Etat. Un élément prédominant dans la conception occidentale moderne de la société civile, et ce notamment depuis la fin de l’ère communiste, est son rôle affiché de « contestation » vis-à-vis de l’Etat. L’affirmation de ce rôle nouveau est notamment formulé par J.F Bayart lorsqu’il présente ainsi le concept: “La société civile n’existe que si elle est consciente de son existence et de son opposition à l’Etat”. Ce rôle de contestation s’inscrit notamment dans la lignée des mouvements de libération d’Europe de l’Est de la fin des années 1980, au cours desquels les forces civiles ont pu s’affirmer par leur opposition à un pouvoir Etatique autoritaire. Une dynamique similaire est observée dans un certain nombre de régimes autoritaires d’Afrique au sein desquels la nature les organisation de la société civile se sont positionner en négation de la puissance publique. La société civile est alors conçue comme une structure de pouvoir alternative, parallèle à l’Etat, cherchant à mettre en place une nouvelle légitimité du pouvoir.

Nous le voyons, l’évolution complexe et parfois contradictoire de ce concept est ainsi largement imprégné de l’Histoire occidentale. Pourtant, plusieurs facteurs tendent depuis quelques décennies à propager ce concept bien au-delà des frontières de l’Occident et pose ainsi la question de l’adaptabilité, ou même de l’instrumentalisation d’un tel modèle. Nouvelle conditionnalité des bailleurs de fonds, nouvelle forme de « partenariat » des politiques publiques, pilier des politiques de « bonne gouvernance » , nouvel interlocuteur de la communauté internationales, les organisations de la société civile sont ainsi placées au centre du jeu politique des pays du Sud. De plus, la montée en puissance de catégories professionnelles nouvelles constituant les élites intermédiaires des pays du Sud permet de fournir la base sur laquelle construire cette société civile émergente.

Comment se traduisent en Afrique, en Asie, en Amérique du Sud, cette notion de société civile en plein essor, et dont les contours sont peu dessinés ? Que devient, dans ces régions, la double exigence d’autonomie et de contestation vis-à-vis de la sphère privée du pouvoir étatique, intrinsèque à la perception occidentale de ce concept?

La fragile frontière entre public et privé

Société civile moderne et formes de solidarités traditionnelles

Individu public, individu privé. C’est la skizophrénie que nous offre l’héritage de Rousseau, entre Les Confessions d’un homme et le Contrat Social d’un citoyen. Selon les fondements même de la pensée ocidentale moderne, l’individu détermine sa participation à l’action collective de manière autonome. Il est le fruit de l’émergence d’une classe moyenne urbanisée, détachée des liens de solidarités traditionnelles, telle que la voit émerger l’Europe et les Etats-Unis à partir du XVIIIè siècle. Il fait partie de cette « society of strangers » dont parlait Adam Smith, dans laquelle chacun est amené à poursuivre des intérêts individuels et à se déterminer de manière indépendante. La société civile apparaît ainsi comme le fruit de ce libre-choix et de cet engagement individuel. Que devient cette société civile moderne, composée d’individu autonome, lorrsqu’elle tente de se transposer dans des régions aux traditions politiques bien disctinctes ?

L’analyse de Sabine Freizer3 sur la situation d’une « société civile » Ouzbeke et Tadjike est éclairante sur ce point . L’auteur distingue ainsi cette conception classique de la société civile issue de la pensée occidentale, d’une conception radicalement différente qu’elle qualifie de “communale » . Alors que la vision classique repose sur les valeurs de l’individu autonome et de la propriété privée, et rejette de fait l’intervention de tout lien d’hérédité ou de proximité dans la formation d’une société civile, la vision “communale” renvoie à une perspective plus large, dans laquelle la société civile est avant tout définie comme un ensemble d’activités de groupes, informelles, qui mettent en contact les individus, génèrent de la confiance mutuelle et facilitent un échange de vues sur les enjeux du débat public. Cette définition englobe notamment les liens communautaires comme une force centrale de la dynamique de la société civile. L’élément determinant de la structuration des sociétés » Ouzbeke et Tadjike est notamment l’institution du avlod, les liens étendus de la famille patriarcale. La formation d’une « société civile » ne peut être conçue de manière totalement indépendante de ces formes de solidarités traditionelles au risque d’en ôter toute forme de légitimité.

Autre exemple de la force du lien communautaire dans la structuration et la légitimité d’une société civile, celui du rôle des “Chefs de clans” en Ouganda. L’analyse de Mikael Karlstöm 4 concernant la société ougandaise souligne en effet l’importance fondamentale accordée aux “Chefs de clans” en tant que force politique dans le pays. La construction d’un système politique pendant la période pré-coloniale s’est en effet basée sur l’existence de ces clans comme outils d’articulation entre la population et la monarchie. La Fédération des “Chefs de Clans” demeure ainsi l’une des meilleurs représentations des aspirations populaires et détient à ce titre une importance politique non négligeable. En témoigne notamment le rôle fondamental d’une telle institution durant les élections de 1986, ou encore lors des événements politiques de 1993.

Lieux de solidarité et de construction d’une parole publique, les formes de solidarités traditionnelles ne peuvent donc être évacuées aussi simplement de la conception d’une société civile nationale. Celles-ci posent de fait la question de la cohabitation entre deux types de société civile : l’une issue des structures sociales locales, l’autre plus internationalisée et largement impulsée de l’extérieur.

Le Bengladesh voit ainsi aujourd’hui se multiplier le nombres d’organisations non gouvernementales étrangères, des bureaux d’institutions internationales, agissant en parallèle d’une forme très vivante de société civile que l’on peut désormais qualifier de « communale » , les Palli Mangal Samitis5. Il s’agit en effet de communautés villageoises de solidarité ayant un rôle actif dans la construction et l’entretien de biens publics pour les populations locales. Comment des organisations étrangères poursuivant également des objectifs d’accès au ressources et de construction de biens collectifs parviennent-elles à coordonner leurs activités avec celles des Palli Mangal Samitis ?

Comment concilier des mécanismes de solidarité traditionnels à des formes de coopérations extérieures, plus fonctionnelles qui caractériserait la notion occidentale de société civile ? C’est à cette question que tente notamment de répondre un rapport du Ministère français des Affaires Etrangères établie sur la base de l’analyse des “sociétés civiles” de trois pays d’Afrique : le Maroc, le Cameroun et le Ghana. Selon le rapport, le passage de l’une à l’autre formes de société civile est relativement fluide. “l’horizontalité des rapports sociaux […] n’est en rien contradictoire à la persistance, parfois au sein d’une même organisation, d’allégeances verticales et de modes de fonctionnement patrimoniaux.[…] Certaines formes d’association “traditionnelles peuvent s’investir avec succès dans des stratégies très modernes d’accès à l’espace public”. Si le rapport peut sembler quelque peu rapide sur la possible convergence et la collaboration de ces différents acteurs, il comporte en tout cas le mérite de reconnaître une forme spécifique de « société civile » bien éloignée des imaginaires occidentaux et de souligner l’importance fondamentale que celle-ci doit conserver dans ces pays.

Poser la question du public et du privé, de l’individu moderne face aux liens traditionnels, c’est également poser la question de la religion et de sa place au sein du concept de société civile. Les mouvements religieux sont en effet des lieux essentiels de création de solidarités spécifiques, et parfois de débat entre ses membres.

La place de la religion dans la société civile

La connotation même du mot de société « civile » en français, nous informe en premier lieu sur la place faite à la religion dans ce concept. Le terme civil caractérise en effet dans le vocabulaire français la dimension non-religieuse d’une société (le mariage civil, l’habit civil sont autant d’expressions qui renvoie le terme à son caractère laïc et parfois même anti-religeiux). De manière plus générale, le déplacement progressif de la religion dans le champ du privé en occident oppose de manière radicale société civile et mouvement religieux.

Un rapide détour du coté des pays à forte tradition musulmane permet cependant de remettre en cause cette distinction formelle. Nombreux sont en effet les auteurs qui poussent aujourd’hui à repenser cette perspective a-religieuse de la société civile, face à la force des mouvements musulmans et de leur influence tout autant dans la sphère politique que dans la sphère sociale. La religion musulmane peut être considérée comme jouant un rôle de stabilité et d’unicité face au pouvoir politique excluant de fait toute velléité de constitution d’un espace autonome 6. L’ordre politico-religieux issu de l’islam régit de manière plus ou moins prégnante l’ensemble des relations sociétales et laissent peu, voire aucun espace à une véritable forme de contestation « civile » , au sens que nous lui donnons. Le cadre de la shari’a symbolise ainsi cette imbrication des sphères politiques et religieuses.

Ce n’est qu’au croisement de ces sphères que peut se dessiner le profil d’une société civile spécifique, et que peut s’appréhender l’action des diverses organisations telles que les “Frères musulmans” , de mouvements réformistes tels que les Izalas du Niger, ou encore de “guildes” musulmanes de travailleurs oeuvrant à la constitution d’un cadre éthique commun. Tous ces groupes ont, à leur manière, un rôle prépondérant dans l’élaboration et parfois la mise en oeuvre d’une politique sociale, éducative, culturelle de leur pays, et se revendiquent des préceptes de l’islam. La société civile se définit alors moins en tant qu’élément totalement autonome vis-à-vis du pouvoir de l’Etat (comme le suppose la conception occidentale du terme) que comme une forme d’institution parallèle procurant aux populations les services sociaux vitaux et régulant une partie des activités sociales7.

Refuser de concevoir l’existence d’une forme particulière de société civile au croisement des ces sphères politiques et religieuse revient à ignorer la nature même de la société musulmane. Le danger étant bien évidemment de conclure trop rapidement de cet imbrication des sphères, de l’absence d’une véritable force civile hors de l’Etat. E.Gellner s’est ainsi appliqué à mettre en avant le principe selon lequel la société musulmane telle qu’elle se définit n’a pas la capacité de produire des institutions ou des associations de contre-pouvoir, et d’introduire ainsi une forme de pluralisme démocratique. Une fois de plus, la religion musulmane teste les catégories étroites du langage politique occidental et nous pousse à la plus grande prudence vis-à-vis du présupposé universel de nos conceptions du politique.

L’illusion d’une nouvelle forme de légitimité face à l’Etat

Autre dimension fondamentale du concept de société civile forgé par l’Occident, la position d’autonomie et de contestation vis-à-vis du pouvoir Etatique. Nombre des révolutions démocratiques modernes sont présentées une grande partie des médias comme le fruit de la mobilisation de la société civile, nationale et internationale. La chute du président serbe Milosevic en 2000, du régime de Géorgie en 2003, la « Révolution Orange » de novembre 2004 sont autant d’évènements sur lesquels la « société civile » semble jouer un rôle premier, à la fois de contestation du pouvoir en place et de triomphe d’une nouvelle légitimité. C’est ce double idéal d’autonomie et de contestation, au cœur de la légitimité même de la notion de société civile, que nous voudrions à présent questionner au regard de traditions politiques et culturelles bien éloignées de l’imaginaire occidental. L’existence de “relations incestueuses” entre Etat et société civile, que nous allons tenté d’observer, sont à l’évidence une remise en cause radicale des principes Tocquevilliens de “liberté d’association” et d’“autonomie” de la société civile. Cet enchevêtrement se retrouve sous des formes bien spécifiques dans les sociétés asiatiques, sud-américaine et africaines et révèle en réalité plusieurs type de rapports à l’Etat.

Quand la société civile est fille de l’Etat

Une première limite à l’idéal d’une société civile autonome se dessine au travers du centralisme Etatique d’une grande partie des pays d’Asie, et notamment des régions largement influencées par la tradition néo-confucéenne, comme la Chine ou le Japon.

La définition même de la sphère “publique” est alors traditionnellement déterminée par l’Etat et le type d’association qui prédomine est le produit d’une volonté Etatique. Les associations se créent et vivent principalement au travers de cet Etat. L’analyse de Timothy Brook et Michael Frolic8 s’emploie ainsi à présenter la société civile chinoise comme une sphère placée sous la tutelle de l’Etat, utilisant les ONG comme des relais de coordination de l’activité dans les différents secteurs de son économie, mais aussi comme des moyens nouveaux d’attirer des fonds privés. La conception d’une force politique alternative militant pour davantage de droit et de libertés et pour une limitation du pouvoir de l’Etat est bien faible face à ce que Micheal Frolic nomme une forme de “state-led civil society”. L’Etat s’emploie ainsi à créer de toute pièce des centaines d’organisations destinées à drainer des financement nouveaux dans certains secteurs. En témoigne par exemple la mise en place de l’Association “Project Hope” dans le domaine de l’éducation qui a su attirer au cours des dernières années d’importants fonds de la part des bailleurs internationaux. Le gouvernement s’arroge ainsi une fonction de légitimation de ces organisations, en exigeant en contrepartie un partenariat discipliné de leur part.

L’existence d’une tutelle étatique sur l’ensemble des acteurs de la société civile chinoise doit pourtant être relativisée. L’analyse de Jude Howell9 , met en lumière en effet la multiplication des organisations non gouvernementales depuis le milieu des années 90, notamment dans le domaine de la lutte contre le sida, le statut des migrants, ou le statut des femmes, la plupart de ces ONG ayant tenté peu à peu de se libérer de la tutelle étatique. Ce mouvement est le corollaire d’une évolution des gouvernements locaux vers une plus grande tolérance vis-à-vis de ce qu’ils définissent comme “le troisième secteur”.

Une analyse assez proche peut être faite de la relation société civile/Etat au Japon, qui partage avec la Chine une partie de l’héritage politique néo-confucéen. A l’instar de la Chine, le Japon se caractérise par une logique sociétale centrée autour de l’autorité de l’Etat, du ōyake – terme désignant originellement la Maison de l’Empereur, et de manière plus large, la notion de « sphère publique » . L’Etat apparaît ainsi comme une entité issue d’elle-même et capable de s’auto-légitimer. Le lien étroit entre le monde des affaires et l’Etat leur permettent ensemble de présenter un discours commun sur le bien public et rend l’existence d’une sphère publique autonome largement problématique. Dans ce contexte, l’une des caractéristiques de la société civile japonaise est son aspect historiquement intégré au système Etatique, et relativement soumis à sa tutelle. En effet, dés le début du XXème siècle, l’Etat japonais met en oeuvre des mesures de réorganisation bureaucratique de la vie associative locale afin de la mettre sous tutelle et d’en centraliser la régulation. La mise sous tutelle de la plus grande partie des mouvements syndicaux illustre bien ce rattachement d’associations “ autonomes ” à la bureaucratie étatique. De fait, une trace contemporaine de cette « relation incestueuse » entre la société civile et l’Etat japonais demeure – surtout jusque dans les années 90 - dans la définition même du cadre légal des organisations non-gouvernementales. Swartz et Pharr, dans leur ouvrage State of Civil Society in Japan10 décrivent ainsi un système dans lequel l’Etat à le pouvoir d’accorder aux organisations un cadre réglementaire, leur assurer une légitimité et leur permettre de recevoir les fonds extérieurs nécessaires à leur survie. Une distinction existe ainsi au sein de la société civile japonaise entre les ONG « incorporées » ou « hôjin » , et les ONG « non incorporées » ou « nin’i dantai » . Cette pratique est pourtant remise en cause aujourd’hui par la modification récente du code civil. Les lois concernant la reconnaissance officielle des ONG par l’Etat japonais s’assouplissent en effet largement à partir de 1998. Celle-ci permettent ainsi le déploiement d’une nouvelle forme de société civile et l’émergence d’un nouveau type de relation entre ONG et pouvoir Etatique.

La difficulté d’analyse que présente ce type de système chinois et japonais réside avant tout dans le fait qu’il semble correspondre, pour le politologue occidental, à une forme de “corporatisme d’Etat” proche des régimes totalitaires. L’obstacle interculturel se situe donc dans la nécessité d’appréhender un autre rapport entre Etat et société dans lequel le “contrat social” est davantage destiné à permettre à l’Etat de s’auto-légitimer en tant que rempart contre le désordre intérieur et protecteur de la civilisation.

 

Prenons un exemple de cette incompréhension fondamentale entre l’idéal occidental de société civile et son acception dans la culture politique japonaise : celui de l’occupation américaine au Japon. La période de l’Occupation est généralement présentée comme un moment fondamental de “ l’ouverture ” japonaise au modèle politique occidental ayant pour conséquence une libération de la société civile vis-à-vis de la répression et du contrôle étatique (imposition d’une liberté religieuse, dissolution des associations patriotiques, décentralisation des fonctions policières et éducatives). Mais l’ambiguïté particulière de ce supposé “ moment d’ouverture ” cache en réalité la forte persistance d’associations locales et de mouvements syndicaux prétendument autonomes, mais en réalité directement liées au gouvernement. L’émergence d’une supposée « société civile » indépendante aux yeux de l’Occident masque ainsi avant tout la persistance d’un lien organique entre celle-ci et le pouvoir Etatique, qui demeure l’élément totalement dominant du modèle politique japonais.

En dehors de ce modèle Est-Asiatique et de ses spécificité de rapport au pouvoir, la question reste bien souvent posée de l’indépendance des organisations non gouvernementales lorsque celle-ci sont en grandes partie financées par les gouvernements nationaux eux-mêmes. Au sein de gouvernements autoritaires tels que le gouvernement iranien, cette dépendance financière est fondamentale pour comprendre l’action même de la société civile. Le témoignage de Mme Amiri, - – est éclairant sur ce point. Le système de reconnaissance des ONG nationales est en effet fondé sur un principe d’enregistrement auprès du Ministère de la Défense permettant ainsi la mise en place d’un tutelle légale sur ces organisations. La plus grande partie du budget de ces organisation provient par ailleurs du gouvernement iranien assurant également une tutelle financière et condamnant de fait toute indépendance d’action de la société civil nationale.

Cet exemple illustre en réalité le danger que peut induire analyse trop « culturaliste » d’un modèle « culturel » d’Etat fort dans lequel la société civile ne trouverait qu’une place de relais du pouvoir. Ce modèle trouve il est vrai ses racines dans des cultures politiques diverses et apparaît comme un élément essentiel de compréhension du rôle des acteurs non-Etatiques dans ce régions. Il ne doit pas pour autant masquer les évolutions auquel aboutissent progressivement ces Etats et la plus ou moins grande adaptations dont ils font preuve vis-à-vis du mouvement d’ouverture et de pluralisation politique.

Une société civile au secours de l’Etat

Les exemples chinois et japonais nous ont permis de mettre en avant des formes de sociétés civiles directement issues de la volonté Etatique. Le brouillage entre sphère étatique et sphère de la société civile peut également être le fruit de la faible distinction des acteurs qui composent l’une et l’autre de ces sphères et de leurs ambitions. Les pays du Maghreb sont un exemple prégnant de ce brouillage des frontières. La cristallisation des forces sociales autour de la création d’un Etat indépendant entraîne une centralisation forte des élites autour de ce projet étatique, et ne permet que très progressivement la création d’un champ intellectuel véritablement autonome à l’Etat. L’analyse de M. Catusse dans son article « Le charme discret de la société civile – Ressorts politiques de la formation d’un groupe dans le Maroc “ajusté”11 illustre ce brouillage qui persiste sur la scène publique marocaine, entre acteurs de la société civile et acteur de la vie politique. Des associations de citoyens, des fédérations de travailleurs se forment ainsi en partis politiques (en témoigne le mouvement Forces citoyennes de A. Lahjouji), tandis que des personnalités politiques telles que O. Azziman naviguent entre postes de responsabilités au sein de l’Etat et au sein d’Organisations Non Gouvernementales.

Cette relation incestueuse entre sphère Etatique et société civile peut alors apparaître comme l’outil d’une stratégie politique de légitimation de l’autorité politique. Le discrédit porté à la sphère politique, aux luttes politiciennes pour le pouvoir, pousse les autorités à chercher une nouvelle forme de légitimité “populaire”. Le mythe d’une société civile informelle et spontanée s’inscrit dans l’illusion de démocratisation du pouvoir. Celle-ci se présente ainsi comme une forme alternative de la représentation démocratique, marqué par un discours de moralisation de la vie publique et capable de faire disparaître la polémique politique au profit d’une logique plus consensuelle. Le “prestige talismanique” de la société civile permet alors de porter secours à un système politique en crise, mais aussi d’une certaine manière, à assurer paradoxalement sa stabilité. Cette analyse sévère du statut de la société civile comme instrument de stratégie politique se retrouve notamment dans les propos de M. Catusse selon laquelle “le pouvoir repose partiellement sur une machinerie de l’illusion dont la société civile serait l’une des dernières créations;

Notes :

1 Commission Européenne, La politique de développement de la Communauté européenne, communication de la commission au conseil et au parlement européen, COM2000(212) final, 26/04/2000, Bruxelles.

2 COLAS Dominique, Le Glaive et le fléau. Généalogie du fanatisme et de la société civile, Paris, Grasset, 1992, p. 44.

3 Sabine Freizer , Central Asian fragmented civil society – Communal and neoliberal forms in Tadjikistan and Uzbekistan in Exploring civil society, political and cultural context, ed. by Marlies Glasius, David Lewis and Hakan Seckinelgin, Routledge, 2004

4 Mikael Karlstöm, Civil society and the political imagination in Africa., Ed. By J.L Comaroff and J. Comaroff, pp. 267–307. Chicago: Univ. Chicago Press

5 David Lewis , « Old » and « new » civil society in Bangladesh, in Exploring civil society, political and cultural context, ed. by Marlies Glasius, David Lewis and Hakan Seckinelgin, Routledge, 2004

6 Les sociétés civiles au Maghreb ou le bon usage de la modernité, Hamid El Amouri., Revue Eurorient. Septembre 1997. N°1

7 Civil society and the political imagination in Africa., Ed. By J.L Comaroff and J. Comaroff, pp. 267–307. Chicago: Univ. Chicago Press

8 Civil society in China, Thimothy Brook and B. Michael Frolic, Ed. Studies on Contemporary China – 1997

9 Seizing spaces, challenging marginalization and claiming voice – New trends in civil society in China, in Exploring civil society, political and cultural context, ed. by Marlies Glasius, David Lewis and Hakan Seckinelgin, Routledge, 2004

10 Frank Schwartz, The State of Civil Society in Japan,, edited by Frank J. Schwartz and Susan J. Pharr, Cambridge University Press, 2003

11 Myriam Catusse, Le charme discret de la société civile. Ressort politiques de la formation d’un groupe dans le Maroc ajusté. Revue Internationale de Politique Comparée, n°2, 2002, pp. 297-318.

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