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dialogues, propositions, histoires pour une citoyenneté mondiale

Territoires : penser localement pour agir globalement

Cahier de propositions pour le XXIe siècle

2005

Que peuvent apporter la réflexion et l’action à l’échelle d’un territoire local dans une société irrémédiablement mondialisée ? Le territoire peut-il être autre chose qu’un point d’application d’une pensée élaborée ailleurs, comme le suggère le slogan « penser globalement, agir localement » ? Autre chose qu’une réminiscence du passé, une sorte de refuge où l’on cultive ses racines et sa nostalgie à l’écart de la rumeur et des organes du Monde ? Les propositions présentées dans ce cahier montrent qu’au contraire, le local et le mondial, le territoire et la planète sont deux faces de la même monnaie, inséparables l’une de l’autre. Les grandes mutations de nos sociétés ne peuvent partir que du local, d’espaces où la société peut se penser comme un tout et non comme la juxtaposition d’activités et de domaines séparés. Le territoire ne doit plus être conçu comme un périmètre géographique clos sur lui-même, mais un noeud dans un système de relations organisées en réseau. C’est un territoire acteur de la mondialisation, brique de base d’une nouvelle gouvernance et lieu essentiel de passage à un développement soutenable.

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Le cahier « Territoires : penser localement pour agir globalement » est téléchargeable en ligne, sur le site des ECLM.

Introduction

Pierre Calame

Que peuvent apporter la réflexion et l’action à l’échelle d’un territoire local dans une société irrémédiablement mondialisée où les interactions entre les peuples, entre les individus et entre l’humanité et la biosphère se jouent à l’échelle de la planète ? Quelles contributions peuvent apporter des réflexions et des initiatives locales à des mutations dans nos modèles de développement et dans nos systèmes de gouvernance dont nous pressentons qu’elles seront considérables, planétaires et inscrites dans la longue durée ? Le territoire peut-il être autre chose qu’un point d’application d’une pensée élaborée ailleurs comme le suggère le slogan « penser globalement, agir localement » ? Peut-il être autre chose que la cour de récréation où les petits s’amusent pendant que les grands travaillent sérieusement à Bruxelles, à Washington, à Londres ou à Paris, au sein de l’administration des grands Etats, des institutions internationales ou des sièges sociaux des multinationales ? Le territoire ne serait-il donc qu’une réminiscence du passé, une sorte de lieu de refuge où l’on se ressource, où l’on se replie, où l’on cultive ses racines, sa nostalgie, à l’écart de la rumeur et des orages du monde ? Le territoire peut-il être autre chose que le volet maternel, protecteur, d’un monde dominé par les valeurs masculines de la guerre économique, de la science et de la technique ? Autre chose que l’infirmerie de campagne où l’on soigne les blessés de la guerre économique, où l’on accueille les vieux ?

Le territoire est la brique de base de la société de demain

Depuis la mémorable rencontre de Jonquère au Canada en septembre 1997 où une vingtaine d’alliés du chantier « Gestion intégrée du territoire » de l’Alliance pour un monde responsable, pluriel et solidaire, venus des différents continents, ont mis en commun pendant une semaine leurs réflexions et leurs expériences pour déboucher sur la Déclaration de Jonquère, nous pensons tout le contraire. Nous disons que les crises majeures du monde se ramènent toutes, sous une forme ou sous une autre, à une crise des relations : entre les individus, entre les sociétés, entre les domaines de l’activité humaine, entre les échelles de territoire, entre les acteurs sociaux, entre les connaissances, entre l’humanité et la biosphère, et que le territoire est véritablement la brique de base de la société de demain, la brique de base de la gouvernance dans un système mondialisé où la planète est devenue notre espace domestique. Nous en sommes venus à dire que le local et le mondial, le territoire et la planète sont deux faces de la même monnaie, inséparables l’une de l’autre. Nous en sommes venus à affirmer que les grandes mutations de nos sociétés ne peuvent partir que du local, que d’espaces où la société peut se penser comme un tout et non comme une juxtaposition d’activités et de domaines séparés les uns des autres.

Mais le territoire dont nous parlons n’est ni ce périmètre géographique, ce morceau de terre délimité par des frontières administratives et politiques que l’on a trop souvent en tête, ni, a fortiori, ce petit morceau d’autonomie, indifférent et indépendant à l’égard du reste du monde, dont se prennent parfois à rêver les nostalgiques d’un ordre ancien et définitivement révolu. Le territoire est au monde, définitivement et irrémédiablement au monde. Il participe à la construction du monde et sa participation en est même la condition. Non pas en constituant la cellule de base d’un système pyramidal et hiérarchique dont le sommet serait quelque part dans les instances de l’ONU, mais en étant un nœud dans un système de relations organisé en réseau. C’est un territoire acteur de la mondialisation et non le point d’application passif, ici et maintenant, de forces économiques, culturelles, scientifiques, techniques et politiques qui le dépassent.

Ce n’est pas un simple réceptacle, c’est un système de relations qui s’organise, qui se densifie sans cesse au niveau local sans que ce système de relations se ferme à aucun moment sur le local, car chacune de ces relations, culturelles, sociales, économiques, politiques se tisse à l’échelle de la planète.

Des initiatives qui indiquent le sens d’une dynamique collective

La déclaration de Jonquère a constitué la chaîne d’un tissu. Cette chaîne nous paraît avoir une grande stabilité. Sur cette chaîne, les tisserands successifs viennent entrelacer la trame concrète des propositions et des exemples. Cet ouvrage n’a pas de fin. A peine est-il provisoirement achevé que d’autres idées et d’autres exemples, d’autres couleurs et d’autres dessins viennent et revendiquent leur place. C’est ce qui a constitué la difficulté principale du petit groupe de rédacteurs qui, après une première version de ce cahier de propositions en 1998 et une seconde en 2001, a bien voulu s’atteler à la tâche de rédiger une troisième version, avec sans cesse le sentiment de l’importance de l’enjeu et de la disproportion entre cet enjeu et les réponses concrètes que nous étions capables d’apporter. On verra d’ailleurs dans le texte que la plupart des exemples qui sont cités à l’appui des propositions n’existaient pas encore en 1997 quand la déclaration de Jonquère a été rédigée. Les rédacteurs sont conscients que ces exemples, loin de refléter la diversité des continents ou des problèmes abordés, doivent être pris, au sens strict du terme, comme des illustrations. Loin d’épuiser le sujet, ils se bornent à donner un parfum concret à des questions plus générales qui, elles seules, importent comme questionnement susceptible de guider les actions à venir. Mais, voyant qu’ils étaient ainsi partis dans un travail de Pénélope où ils risquaient de défaire chaque soir leur ouvrage du jour pour remettre sans cesse sur le métier une tapisserie inachevée, ils ont préféré aller au bout de cette note d’étape, comme une contribution à une dynamique collective qui doit aujourd’hui changer de dimension.

La chaîne de tisserand établie par la déclaration de Jonquère et sur laquelle nous plaquons les trames successives comporte trois chapitres :

  • 1. Le territoire, espace d’innovation pour penser et entreprendre les mutations nécessaires face aux impasses de nos modèles actuels de vie et de développement.

  • 2. L’évolution de la gouvernance des territoires.

  • 3. De nouveaux liens d’interdépendance entre le local et le global.

Commentons rapidement ces trois chapitres pour déboucher sur le nécessaire changement de dimension de notre démarche.

Pas de pensée globale possible sans pensée locale

Le premier chapitre prend littéralement le contre-pied d’un slogan qui a fait florès après le Sommet de la terre de Rio de Janeiro en juillet 1992 : « penser globalement, agir localement ». L’intérêt historique et opérationnel de ce slogan ne saurait être négligé. Il était une réponse à une double tentation. D’un côté, la tentation de continuer à raisonner à l’intérieur d’espaces nationaux ou locaux, circonscrits dans le temps et dans l’espace, alors que les défis de l’humanité étaient devenus de plus en plus interdépendants et se posaient à long terme.

Penser globalement, c’est le refus du repli et de la courte vue. Agir localement, c’est la réponse à une autre tentation, celle de tirer prétexte du caractère mondial des problèmes pour se satisfaire de l’inaction, en considérant que le devoir d’entreprendre revient aux autres, aux acteurs globalisés et qu’il est inutile de se mettre en route puisque de toutes façons l’action locale est incommensurable à la dimension des problèmes. Cette tentation de la démission est particulièrement forte dans les sociétés hiérarchisées, centralisées et étatiques où l’on s’est habitué à considérer que les changements qui comptaient se situaient dans le champ du politique et du national plutôt que dans le champ de l’action citoyenne. Le slogan « penser globalement, agir localement » a donc eu le mérite d’apporter un premier antidote à cette double tentation du repli ou de la démission.

Malgré ses mérites, il porte néanmoins en germe à son tour de grandes faiblesses et de grandes contradictions. En effet, il semble placer la pensée à l’échelle planétaire et ne considérer l’espace local que comme un espace de mise en oeuvre de stratégies pensées ailleurs. Ce faisant, il reproduit une logique qui n’est déjà que trop à l’oeuvre : celle qui consiste à regarder un territoire comme le simple point d’application des forces économiques et techniques nées de la mondialisation, un lieu presque passif d’exercice de forces qui lui échappent.

Mais il faut aller plus loin. A l’échelle globale, qui pense pour nous et même peut-on penser ? quels sont les matériaux qui viennent alimenter cette pensée ? s’agit-il de simples statistiques globales ? de données macroéconomiques ? de considérations générales sur l’emprise des sociétés humaines sur la biosphère ?

Dès lors qu’il s’agit d’interroger, de réexaminer les fondements mêmes de nos sociétés, les relations qui s’établissent entre les domaines de l’activité humaine, la manière dont se marie l’infinie diversité des contextes culturels, économiques, écologiques et l’unité qui naît irrémédiablement de nos interdépendances, il n’y a pas de compréhension de la société sans sa compréhension locale ; il n’y a pas d’approche vraie des relations sans leur incarnation en un lieu ; il n’y a donc pas de pensée globale possible sans pensée locale. Nous en sommes venus à penser que le slogan mériterait presque d’être inversé : « penser localement pour agir globalement ». On ne peut penser les réalités complexes qu’avec ses pieds. En arpentant littéralement un territoire dans ses différentes dimensions. En découvrant les relations au monde à partir des relations qui se nouent en chaque lieu. Le territoire dont nous parlons n’est donc pas une petite portion de la Terre, enclose et isolée par des frontières physiques, administratives ou politiques, mais le noeud local d’un système de relations. C’est à partir de la compréhension de ces relations, des interrogations qu’elles font naître, de la densité de leurs interactions et des coopérations qui se nouent entre les différents partenaires que le territoire, communauté humaine et non plus définition géographique, devient acteur de la mondialisation.

L’acteur, c’est une capacité à agir ensemble

Mais qu’est-ce qu’un acteur ? Dans des sociétés comme les nôtres, gouvernées par une représentation juridique et institutionnelle, nous savons mieux penser les choses, que ces choses soient concrètes ou institutionnelles, que les relations entre les choses. Ainsi, nous avons tendance à penser que seuls existent les objets institutionnels. La relation reste un objet flou et pour tout dire évanescent tant qu’elle ne s’est pas chosifiée dans une institution. Or, la réalité ne se réduit pas, tant s’en faut, à ses traductions institutionnelles. L’essentiel des acteurs qui émergent aujourd’hui n’ont pas de statut juridique. Le problème de la construction institutionnelle n’est qu’un des aspects, parfois presque secondaire, de la construction des acteurs. C’est d’ailleurs ce qui rend si difficile aux classes moyennes occidentales de cerner le foisonnement, l’effervescence de la société, aussi bien dans les quartiers populaires de la périphérie de nos villes que dans les pays en développement : si ça ne prend pas la forme juridique d’un objet enregistré, cela semble à nos yeux ne pas exister. Or cela existe formidablement.

Il faut donc en revenir à la définition d’un acteur. Pour nous, l’acteur, c’est une capacité à agir ensemble. Devenir acteur c’est refuser de subir, refuser de simplement réagir aux événements extérieurs. Ainsi, quand nous disons « on ne naît pas acteur, on le devient », nous voulons dire qu’un territoire s’instaure acteur de la mondialisation à travers une construction sociale, une construction politique au sens étymologique du terme, irréductible à des institutions formelles.

Devenir acteur, pour une société inscrite sur un territoire, c’est d’abord se doter d’objectifs communs. C’est ensuite, et on l’oublie trop souvent, s’instituer en se référant à une éthique commune. Il n’y a d’actions partagées que parce qu’il y a des raisons d’être ensemble, de vivre et de faire ensemble, de se projeter dans l’avenir. Et ces objectifs ne peuvent pas être seulement matériels. Devenir acteur c’est, troisièmement, développer des dispositifs de travail qui produisent de la stratégie, qui produisent de la cohérence, qui produisent des apprentissages, qui produisent une capacité de diagnostic et de réaction, qui inscrivent le projet dans la durée. C’est une capacité à saisir des opportunités et à élaborer ensemble des règles. Règles et dispositifs de travail ne se réduisent pas à la production d’institutions. Elles sont indispensables au vivre ensemble. Elles sont de l’ordre du contrat social et non du droit écrit.

Ce qui nous intéresse, à travers la plupart des exemples donnés dans le cahier, c’est cette société qui se met en marche au niveau local, qui se met à penser collectivement, qui met en place des projets, des règles, des dispositifs de travail.

Quatre principes : questionner, enraciner, entreprendre, mesurer

Tout part en général de la volonté de penser, de s’interroger ; du droit et du devoir de se projeter dans l’avenir. Du refus de prendre notre propre petitesse, notre incommensurabilité avec les défis du monde comme prétexte à l’inaction.

Et l’on verra que tous les exemples cités ne décrivent pas, sous prétexte du local, une pensée autoréférentielle ou une action close sur elle-même. On y voit, comme autant de flux d’énergie, circuler les idées et les propositions du local au global et du global au local. Chaque réflexion et chaque action décrite prend la forme d’une micro prophétie : une certaine manière de regarder le monde de demain et une certaine manière de le préparer.

Dans ce premier chapitre, de questionnement de nos modèles actuels de développement et d’exploration de pistes alternatives, la déclaration de Jonquère propose quatre principes : questionner, enraciner, entreprendre, mesurer. Ces quatre dimensions, comme on le verra dans le texte, sont chacune essentielle et indispensable aux autres.

Le questionnement, c’est penser avec ses pieds. L’observation quotidienne est le meilleur moyen de questionner toutes les pseudos évidences que l’on nous assène ; de questionner toutes les oppositions qui structurent notre vision du monde sans que nous en prenions vraiment conscience. L’opposition entre l’économique et le social, entre le public et le privé, la séparation des rôles entre les différents acteurs, l’opposition entre l’industriel et le naturel, la définition de la richesse par ses expressions d’accumulation matérielle, la distinction entre le dedans et le dehors, etc.

Il y a deux raisons fondamentales, pour lesquelles il n’est aujourd’hui possible de penser qu’avec ses pieds.

La première de ces raisons tient à la vitesse d’évolution du monde depuis 150 ans et l’accélération de cette évolution depuis la Seconde Guerre mondiale. Les connaissances scientifiques et techniques, les modes de production, l’organisation économique, l’obsolescence des techniques et des produits ont été de plus en plus rapides. Mais, par contraste, nos systèmes de pensée ont évolué lentement et nos institutions plus lentement encore. Nous pensons le monde de demain avec les concepts d’hier et nous le gérons avec les institutions d’avanthier.

Il en résulte un décalage permanent. Nos systèmes de pensée finissent par devenir un écran entre la réalité et nous. Pour traverser l’écran, il faut en venir aux réalités tangibles, à celles qui nous entourent. Le questionnement de ces réalités, avec un regard d’enfant, avec aussi peu de préventions que possible, la possibilité de décrire les choses avant de les interpréter, tout cela devient une condition préalable à la pensée, qui ne nous est offerte que par l’immédiateté, les pieds, par l’enracinement dans un environnement immédiat.

Penser avec les pieds, c’est aussi et avant tout penser des relations. Tout mouvement vers le global, vers l’universel, s’il n’est précédé d’une approche attentive des relations, nous projette vers un universel abstrait, segmenté. Nous le voyons bien dans l’agriculture et la recherche agronomique : dès que nous nous éloignons de l’écosystème territorial qui inclut l’activité humaine, dès que nous cherchons à aller vers des principes universels, nous nous éloignons de la compréhension du vivant pour lui appliquer les connaissances fragmentaires et compartimentées de la biologie moléculaire ou de la chimie minérale. Cette métaphore vaut pour toute la société. Ainsi, la première étape de la construction du territoire acteur est-il le questionnement et en particulier le questionnement de la relation.

Enraciner, c’est s’inscrire dans une perspective historique longue

Le deuxième volet de la déclaration de Jonquère est : enraciner. Il faut là encore lever une ambiguïté. L’enracinement n’est pas de la nostalgie, la contemplation d’un hier révolu et, parce que révolu, paré soudain de toutes les vertus. Les enracinements dont nous parlons dans ce document partent de deux idées fort simples. La première est que les défis actuels de l’humanité sont des défis éternels, même si leur ampleur et leur forme sont résolument modernes. Les principes de gouvernance sont communs aux différentes sociétés parce qu’ils sont aussi constants dans le temps. C’est pourquoi il est toujours utile, pour agir au présent, de considérer la manière dont une société locale a résolu ses problèmes et poursuivi ses objectifs dans le passé.

Mais il est une autre raison de s’enraciner, plus impérieuse encore. C’est que les défis de la société du XXIe siècle ont sans doute plus à voir avec ceux des siècles passés qu’ils n’ont à voir avec notre passé immédiat. La centaine d’années qui va de 1930 à 2030, la période historique où nous avons consumé une énergie accumulée au cours de millions d’années fait de notre modèle industriel et social des XIXe et XXe siècle une parenthèse dans l’histoire de l’humanité, qui a dû gérer de toute éternité son équilibre et son progrès à l’intérieur des limites et des équilibres de la biosphère. C’est pourquoi il y a plus à attendre de l’observation de la manière dont, avant la révolution industrielle, nos sociétés ont su le faire que de la lecture des ouvrages économiques produits depuis 100 ans.

Entreprendre, c’est traduire la pensée en action et l’action en réflexion

La troisième dimension de l’interrogation est : entreprendre. Les exemples qui sont donnés dans ce cahier sont ceux d’une pensée en action et d’une action productrice de pensée. Ce dont nous parlons, c’est d’« entrepreneurs en réseau de la mutation du monde ». Que cela soit dans le domaine du développement durable, de la démocratie participative, du partenariat ou de l’innovation technique et institutionnelle, il ne s’agit jamais d’entrepreneurs isolés. Les acteurs locaux sont des acteurs du monde.

Ce qui ne se mesure pas ne se gère pas

En affirmant « ce qui ne se mesure pas ne se gère pas », la déclaration de Jonquère avait mis l’accent sur la nécessité de construire des instruments d’observation et de mesure capables de rendre compte de réalités fondamentales mais occultées tant que les institutions et les appareils intellectuels et industriels n’en prennent pas, à proprement parler, la mesure. Les différents exemples montrent que la « mesure » doit être prise à un sens large. Il ne s’agit pas d’une obsession de la quantification, d’un culte du chiffre, mais plutôt de la nécessité de définir, si possible collectivement, ce dont on veut parler. Prenons l’exemple de l’écologie territoriale et industrielle. Tant que l’on ne prend pas conscience que dans les systèmes de production actuels nous ignorons purement et simplement une grande partie des flux de matière, nous sommes incapables de réfléchir à une autre manière d’organiser ces flux pour que les déchets de l’un deviennent la matière première de l’autre. Autre exemple, l’empreinte écologique. Tant que nous ne prendrons pas conscience de l’impact global de notre mode de vie sur la planète, de l’importance des ressources naturelles et lentement renouvelables qu’il nous faut pour l’entretenir, nous n’engagerons que des actions à la marge, plus ou moins hypocrites, guidées par l’émotion plus que par la raison. Tant que nous ne nous intéresserons pas aux relations pour elles-mêmes, tant que nous ne chercherons pas à décrire le capital social d’une société ou les flux d’échanges non marchands en son sein, nous resterons prisonniers d’un modèle mental exclusivement marchand. Tant que nous ne hiérarchiserons pas, dans nos pratiques quotidiennes et dans nos activités économiques, les différentes consommations énergétiques, nous n’irons pas à l’essentiel.

La gouvernance locale, un espace majeur d’innovation institutionnelle, politique et sociale

Le deuxième grand chapitre de la déclaration de Jonquère, « faire évoluer la gouvernance des territoires », est en lien direct avec ce qui précède. Qu’est ce que la gouvernance en effet ? C’est l’art des sociétés humaines de s’organiser pour assurer leur survie et leur prospérité à long terme dans la paix. Objectif éternel, mais qui prend en ce début de XXIe siècle une coloration particulière. Il s’agit d’un côté de concilier la diversité et l’unité et de l’autre de gérer les relations. Ainsi la gouvernance locale, au coeur de la révolution de la gouvernance, brique de base de la gouvernance de demain, comporte-t-elle deux volets inséparables. D’un côté, la gouvernance locale organise les relations en son sein. De l’autre, elle s’inscrit dans un système de coopération avec les autres échelles de gouvernance selon le principe de la subsidiarité active.

De nouvelles relations entre le local et le global

Enfin, troisième chapitre de la déclaration de Jonquère, « réinventer et mettre en oeuvre des nouveaux liens d’interdépendance entre le local et le global ». Il n’y a de gestion des territoires que si ceux-ci s’inscrivent dans des réseaux internationaux : réseaux économiques comme le montre la réflexion sur les systèmes locaux de production ; réseaux sociaux avec l’insertion des acteurs du territoire dans des organisations non gouvernementales internationales ; réseaux politiques avec les associations internationales de collectivités territoriales, appelées à occuper dans les décennies à venir un rôle croissant sur la scène mondiale.

Des réseaux porteurs d’alternatives

Un grand nombre de réseaux nationaux ou internationaux s’intéressent aujourd’hui à une autre approche des territoires. Ils sont d’au moins six natures.

Les premiers, illustrés en France par le mouvement des pactes locaux et à l’échelle européenne par les pactes territoriaux, s’intéressent plus précisément à la cohésion sociale. Face aux laissés pour compte de la guerre économique et aux impasses d’un Etat providence incapable de considérer les exclus eux-mêmes comme des partenaires, ces réseaux proposent une autre approche de la cohésion sociale et de sa construction à partir du local.

Voisins des premiers, on trouve les réseaux, de création déjà relativement ancienne, du développement local. Souvent apparus dans un contexte de crise, à dominante de petites villes ou de territoires ruraux, parfois de quartiers périphériques, ces réseaux sont nés au moment où l’on a pris conscience que le développement des grandes entreprises serait incapable dans l’avenir d’assurer de l’emploi et de l’utilité sociale pour tous. Ce sont des réseaux qui privilégient l’initiative locale et insistent sur les facteurs endogènes et locaux de développement.

A côté de ces deux premiers réseaux, on trouve ceux de l’économie solidaire, vaste mouvance qui inclut les réflexions sur la responsabilité des consommateurs et des épargnants. Ce sont des réseaux qui veulent dépasser le clivage entre la sphère économique et la sphère sociale, faire naître des modes de production associant intimement les deux et qui mettent l’accent sur la citoyenneté économique.

La préparation puis les suites du Sommet de la Terre de 1992, ont, de leur côté, engendré des réseaux centrés sur le développement durable. Ces réseaux portent une attention particulière aux relations entre l’humanité et la biosphère et aux conditions de durabilité de nos modes de vie. Ces mêmes préoccupations ont progressivement donné naissance à de nouvelles approches de l’activité humaine, d’abord symbolisées par le mouvement de l’écologie industrielle, dont l’influence est par exemple sensible dans l’évolution du regard porté par le gouvernement chinois sur son modèle de croissance, puis, plus largement, par les démarches d’écologie territoriale qui visent à rendre compte du « métabolisme écologique » des territoires, c’est à dire de l’ensemble des flux de matière. Ces réseaux ont l’intérêt d’être au carrefour des démarches portées par des militants écologiques, par des grandes villes, par des entreprises, par des ingénieurs.

Un cinquième type de réseau, symbolisé par ceux qui promeuvent le modèle du budget participatif né au Brésil à Porto Alegre, s’intéresse aux questions de gouvernance. C’est ce que l’on pourrait appeler les réseaux de promotion d’une démocratie participative, face à la crise de la démocratie représentative classique.

A côté de ces différents réseaux que l’on pourrait qualifier d’alternatifs par rapport au modèle dominant de développement, il y a un sixième type porté par les entreprises, les universités et les administrations d’Etat qui s’intéresse aux conditions d’insertion des sociétés locales dans le jeu économique mondial. Ce réseau est particulièrement représenté dans les études sur les systèmes productifs locaux, sur les synergies qui peuvent naître localement entre entreprises et avec centres de recherche, de développement et de formation.

Plus métropolitain que ceux de développement local, il s’intéresse aux relations entre acteurs considérées comme un facteur de production essentiel dans une économie moderne et mondialisée.

Chacun de ces réseaux, jusqu’à présent, se trouve dans une position relativement subalterne par rapport aux logiques dominantes des Etats, des entreprises, des disciplines universitaires. Ce dont ils sont porteurs ensemble est tellement important que le temps est venu de provoquer une véritable révolution des problématiques. Cela suppose qu’ils entrent en alliance à l’échelle internationale.

Je formule le vœu que le présent document soit une petite pierre blanche sur ce chemin.

Mots-clés

aménagement du territoire, développement durable, gouvernance

Notes

Le Cahier de propositions pour le XXIe siècle « Territoires : penser localement pour agir globalement »

Alliance pour un monde responsable, pluriel et solidaire, coordonné par Pierre Calame, Paul Maquet Makedonski et Ina Ranson. Territoires : penser localement pour agir globalement. Paris : ECLM (Editions Charles Léopold Mayer), 2005. 190 p. ISBN 2-84377-096-3. 10€

Téléchargement du cahier sur le site des ECLM

Les cahiers de propositions forment une collection de petits livres regroupant, dans chacun des domaines déterminants pour notre avenir, les propositions qui auront semblé les plus pertinentes pour mettre en oeuvre dans nos sociétés les ruptures et les évolutions nécessaires à la construction d’un XXIe siècle plus juste et plus soutenable. Leur objectif est de stimuler un débat sur ces questions aussi bien au niveau local qu’au niveau mondial.

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