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dialogues, propositions, histoires pour une citoyenneté mondiale

Vers une action collective éthique ?

La poursuite d’un objectif global de stabilisation des émissions de gaz à effet de serre suppose de maîtriser également les émissions des pays en développement

Michel COLOMBIER

2004

Sans considérations de responsabilité ou de capacité, la poursuite d’un objectif global de stabilisation des émissions de gaz à effet de serre suppose de maîtriser également les émissions des pays en développement. Dès lors, comment parvenir à un accord coopératif et mutuellement avantageux ? Des pistes sont évoquées, considérant qu’il faudra notamment s’assurer que les futures opportunités d’ajustements technologiques des PED ne soient pas hypothéquées par les contraintes qui pèsent actuellement sur les choix de développement de ces pays.

Aborder la question de la participation des pays en développement (PED) à la formulation de politiques de prévention du changement climatique peut, dans le contexte actuel, sembler relever de la provocation : retrait américain du processus de Kyoto, atermoiements de la Russie ne sachant plus comment monnayer sa ratification, prudence et dissensions des autres parties à l’annexe 1…

L’élan de Rio engageait les Etats sur la voie d’une action collective dont le principe éthique (la responsabilité commune et différenciée) semblait avoir trouvé une première traduction opérationnelle à Kyoto, avec l’engagement des pays les plus émetteurs à renverser la tendance historique de leurs émissions. Cet élan est aujourd’hui retombé. Pourtant, si l’on ne renonce pas à la perspective d’une action concertée, et sans préjuger des formes architecturales que cette action pourrait prendre, la fracture majeure apparue lors de la négociation précédente entre pays industrialisés et PED ne manquera pas de ressurgir : comment articuler l’engagement des pays « du Nord », dont les émissions excessives continuent de consommer le « potentiel d’émissions cumulées » de l’humanité pour ce siècle si elle ambitionne d’atteindre l’objectif ultime de la convention, et celui des pays « du Sud » dont la trajectoire d’émissions futures constitue de facto une variable clé de la réussite des politiques climatiques ? A l’heure où s’essouffle l’action, il peut être utile de reprendre la réflexion en faisant abstraction pour un temps des postures diplomatiques polarisées des différentes parties.

Dans un article récent consacré au casse-tête climatique (1), Olivier Godard recense trois types de réponse à la question de l’organisation de l’action collective : la formation d’une « communauté épistémique » développant une vision partagée du problème et de l’action à conduire ; la formulation de principes et de règles définis par référence à une personne collective supra-étatique, l’humanité, renvoyant à la recherche d’une éthique de l’action collective ; et « l’accord mutuellement avantageux par échange de concessions », dans lequel les pays participant à un accord sont mus par la recherche d’une utilité supérieure à celle qu’ils retirent d’un équilibre non coopératif (ou de celle qu’ils obtiennent en ne participant pas à un accord multilatéral). Olivier Godard analyse les obstacles de chaque type de réponse (pris comme modèle pur de résolution), mais retient in fine leur complémentarité dans l’élaboration d’un compromis. Nous reprenons ici cette grille pour organiser notre analyse, qui vise à souligner le déficit de construction du problème, et d’analyse des intérêts, pour compléter une approche par l’éthique qui ne peut à elle seule fournir les leviers de l’action.

Les limites du message du GIEC

Si, par hypothèse simplificatrice, nous faisons l’impasse sur les limites relevées par Olivier Godard et ayant trait à l’émergence de discours dissidents et à l’affaiblissement du crédit du Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat (GIEC) auprès de certains décideurs, il reste que, fondamentalement, le GIEC livre un message fort sur le moyen et le long terme, mais insuffisant pour déterminer un profil d’action univoque pour les décennies à venir. Ce constat se renforce si l’on tient compte du point de vue légitimement différent des pays industrialisés et des PED quant à l’appréciation relative des contraintes actuelles et futures sur le bien-être de leurs populations, et donc sur la hiérarchie collective des valeurs qu’il conviendrait d’attacher aux coûts globaux (actuels) et aux bénéfices globaux (futurs) des politiques climatiques. Le dernier rapport du GIEC apporte néanmoins une confirmation importante pour notre dossier : l’objectif d’une stabilisation des concentrations de gaz à effet de serre (GES) à 550 ppm, voire 650 ppm, n’est pas possible sur la base d’une action préventive limitée aux pays industrialisés : en l’absence de politiques climatiques (et selon les scénarios SRES considérés), les seules émissions des PED atteignent ou dépassent, sur le siècle, le cumul d’émissions globales autorisées. D’un point de vue collectif, et sans considération de responsabilité ou de capacité, la poursuite d’un tel objectif de stabilisation suppose donc de maîtriser les émissions des pays du Sud au cours du prochain siècle. Mais une question reste ouverte : ces politiques doivent-elles être engagées dans les prochaines décennies ou bien plus tard, lorsque les niveaux d’émission de ces pays seront plus significatifs ?

L’impossible compromis sur la (seule) base éthique

C’est pourtant là le principal point d’achoppement de la négociation dans sa dimension Nord-Sud : dès la préparation de Kyoto, les Etats-Unis faisaient savoir que la condition de tout engagement de leur part impliquait la prise d’engagements symétriques des pays du Sud les plus émetteurs (considérés sous l’angle de leurs émissions globales, et non rapportées par habitant). L’argument avancé (l’inefficacité à long terme de politiques cantonnées à une part décroissante des émissions mondiales) a dû céder devant la posture « éthique » des PED, des ONG et de l’Europe (prenant acte de la responsabilité majeure des pays du Nord dans le problème, de leur capacité supérieure à agir et de leur inaction constatée depuis Rio). Mais ce compromis temporaire n’a pas résolu la question sur le fond, et le Protocole de Kyoto porte à chaque nouvelle période les germes d’une adhésion de nouveaux pays au régime des engagements, ouvrant la controverse.

Les nombreuses propositions de règles équitables d’attribution de « droits » ou « d’engagements », qui ont alimenté le débat au cours de la décennie 90, butent toutes sur la même faille : l’impossibilité de définir une norme universelle de justice. Elles présentent toutefois l’intérêt de révéler quels sont les enjeux des préférences implicitement ou explicitement exprimées par les parties aux négociations. Ainsi apparaissent des lignes de fracture au sein même des PED : une plus grande attention portée aux niveaux d’émission par tête avantagerait l’Afrique ou l’Inde au détriment de l’Amérique latine ou de la Chine, qui ont plus à gagner dans une approche dynamique privilégiant l’accompagnement de la croissance. Il faut également leur reconnaître un pouvoir « d’attracteur » sur l’image collective des enjeux, notamment pour les pays du Nord : que l’on s’accorde ou pas sur un niveau égalitaire d’émissions par tête à long terme ne change pas grand chose au constat de l’inacceptable fossé qui sépare aujourd’hui les émissions unitaires du Nord et du Sud, et au fait que, compte tenu des populations respectives, la naturelle croissance des pays du Sud impose une réduction par un facteur de trois à cinq des émissions au Nord. Ce constat est au moins passé dans les discours, si ce n’est encore dans les actes.

La nécessité d’une action collective associant les PED

Il est toutefois possible d’avancer en revenant sur la question fondatrice de la nécessité d’une association précoce des PED aux politiques climatiques. Nous retiendrons provisoirement pour cela une conception limitée de la notion d’association, prise ici dans le sens « engagement dans les PED de politiques visant à maîtriser la croissance des émissions de GES générées par la croissance économique ». La pleine acceptation de la notion d’association, sur laquelle nous reviendrons en conclusion, diffère sensiblement en ce qu’elle recouvre les modalités de la participation des pays à un régime coordonné, qui organise notamment la répartition de la charge économique de l’action (par exemple, mais ce n’est pas le seul moyen, au travers d’un système d’allocation et d’un marché de permis d’émission négociables).

Considérer, comme nous le faisions plus haut, que la nécessité d’infléchir les trajectoires d’émission à long terme des PED par rapport aux scénarios « sans politiques climatiques » laissait totalement ouverte la question du tempo de cet infléchissement (choix entre action précoce ou réductions futures) suppose d’accepter sans discussion des analyses économiques fortement contraintes par les limites de représentation des modèles utilisés. En particulier, ces modèles sous-estiment très fortement les rigidités et les irréversibilités des systèmes techniques, et des systèmes socio-économiques qui les génèrent.

Dans ces modèles, la modification de contraintes sur les coûts relatifs des facteurs (renchérissement du carbone) liée à la disponibilité de nouvelles technologies rend possible des réajustements majeurs et rapides. Dans la réalité, la rigidité de nos organisations (structuration urbaine, localisation des activités, nature du capital en place) et le faible rythme de renouvellement de ce capital (les nouveaux investissements étant alors marginaux et autant contraints par les formes environnantes que par les paramètres économiques globaux) rend ces réajustements difficiles, lents et coûteux.

Prenons deux exemples pour illustrer le propos. Nous pouvons tout d’abord considérer le cas de la Chine, dont le charbon devrait continuer à représenter l’essentiel de la base énergétique. Raisonner la diversification du parc de production électrique aujourd’hui (gaz naturel, nucléaire, renouvelables) ou d’ici quelques décennies renvoie à une analyse classique que les modèles représentent bien, dans laquelle l’action tardive peut légitimement être préférée : technologies disponibles potentiellement plus efficaces et moins coûteuses, apparition possible de nouvelles options (séquestration), croissance économique favorisant l’investissement futur plaident en faveur de cette option contre celle d’une diversification précoce, qui se traduirait par un renchérissement de l’approvisionnement énergétique au détriment de la croissance. Mais si l’on s’intéresse aux déterminants de la croissance énergétique (et donc de celle des émissions), on peut voir par exemple que le secteur du bâtiment résidentiel et tertiaire va représenter une part importante de la demande future d’électricité (chauffage, climatisation) et de charbon (réseaux de chaleur) et que, étant donnée la dynamique de croissance, l’essentiel du parc bâti de 2050 n’est pas encore construit. On découvre aussi que, malgré l’existence toute théorique de normes de construction sévères, la grande majorité des édifices neufs ne sont pas ou peu isolés. Pourtant, des développements de quartiers expérimentaux réalisés récemment montrent que des économies de l’ordre de 40 % des consommations sont possibles, moyennant un surcoût de construction de quelques pourcents, avec un temps de retour de cinq à six ans. Faute de pouvoir lever les contraintes (technologiques, économiques, organisationnelles) qui pèsent sur le secteur de la construction aujourd’hui, pourra-t-on dans trente ou quarante ans opérer un réajustement des performances de ce parc bâti dans des conditions économiques acceptables ? La difficulté que nous avons, dans nos pays, à mener des politiques dans l’habitat existant permet d’en douter. Au contraire, l’adoption d’un scénario « maîtrise de l’énergie » permettra de diminuer de moitié les consommations du secteur et les émissions du parc de production (électricité, chaleur) de référence en conservant le charbon, mais aussi de limiter d’autant les futurs besoins d’investissements pour faire évoluer ce parc vers des technologies moins émissives (capacité installée inférieure), rendant le scénario futur de transformation technologique plus réaliste.

On peut suivre le même raisonnement sur le secteur des transports urbains : améliorer la technologie des véhicules et diversifier les sources d’énergie (GNV, hydrogène, électricité, biomasse) est une décision qui pourra être prise à tout moment dans le futur, et plutôt plus facilement qu’aujourd’hui pour les mêmes raisons que précédemment. Mais on sait aussi que la localisation des activités, la forme des espaces urbains et le développement de systèmes de transports collectifs efficaces en site propre sont des conditions essentielles à l’émergence de villes « sobres » : des politiques précoces et de grande ampleur, comme le développement à Bogota d’un système de bus rapides (diesels !) reprenant l’essentiel des caractéristiques d’un métro, participent à cette structuration urbaine et préparent l’adoption future de technologies non émissives.

On pourrait multiplier les exemples qui montrent que la capacité future à réformer le système énergétique est conditionnée par les formes actuelles du développement des grandes infrastructures, plus que par les choix technologiques énergétiques. Il y a sur ce point un déficit de représentation des analyses économiques qui est un véritable facteur de blocage dans les anticipations stratégiques des parties à la négociation, et sur lequel la « communauté épistémique » du GIEC pourrait utilement investir pour clarifier le message qu’elle adresse aux décideurs.

Du point de vue de l’humanité prise dans son ensemble, il y a donc un enjeu à ne pas manquer ces « fenêtres d’opportunité » dont dépend notre capacité collective à réagir demain face au problème climatique. Mais on voit également que ces opportunités n’ont pas grand chose à voir avec les « potentiels de réduction d’émission à bas coût », généralement mis en avant, et renvoient au processus même de développement.

A la recherche d’un accord mutuellement avantageux

Si l’on délaisse le point de vue collectif pour s’intéresser maintenant au point de vue des PED concernés, on voit que les exemples cités plus haut proposent des alternatives bien différentes : en Chine, une politique de maîtrise de l’énergie créerait une rente qui peut se partager entre l’usager (baisse de la facture facilitant la transformation du secteur vers l’économie de marché) et le secteur énergétique (augmentation possible du prix de vente unitaire de l’énergie, meilleure rentabilité) alors qu’une conversion au gaz naturel aurait précisément les effets contraires. De même, les systèmes de transport développés à Bogota, ou à Quito, apportent dès aujourd’hui un gain de temps et de coût de transport considérable aux populations les moins favorisées et une fluidité globale de la ville propice à son développement que n’offrirait pas un progrès technique sur les véhicules.

Si ces politiques sont « gagnantes », c’est qu’elles réforment en profondeur les choix et les relations entre acteurs économiques en prenant en compte, sur le long terme, l’ensemble des critères économiques, sociaux et éventuellement environnementaux. Si elles ne sont pas plus fréquentes, c’est qu’elles supposent des capacités humaines, institutionnelles et capitalistiques qui font le plus souvent défaut. Les conséquences de ce « mal développement » dépassent de loin les questions environnementales globales évoquées plus haut et concernent en premier chef les pays eux-mêmes : moindre efficacité énergétique et déficit de compétitivité ; hypertrophie des besoins de production énergétique, crise financière du secteur, surendettement et difficulté à engager des réformes ; sous-dimensionnement des services collectifs et inéquité sociale.

Nous avons déjà vu que d’un point de vue collectif, et du point de vue de pays industrialisés désireux d’engager des politiques climatiques mais soucieux de mobiliser progressivement l’ensemble des capacités de maîtrise des émissions, l’important n’est peut être pas tant de chercher à (faire) réaliser aujourd’hui des « économies » à bas coût dans les PED. En revanche, il faut s’assurer que les opportunités de réformes et d’ajustements technologiques futurs ne sont pas hypothéquées par les contraintes qui pèsent actuellement sur les choix de développement de ces pays. C’est cette capacité à être, demain, des acteurs à part entière des politiques climatiques que les pays du Sud peuvent apporter à la table de négociation. Aux pays désireux d’opérer ces choix et d’engager les actions correspondantes, un accord international sur le climat devrait alors pouvoir offrir les instruments et les incitations nécessaires, au nom de la « valeur d’option climatique » attachée à ces réformes.

On voit bien que ni le mécanisme de développement propre, limité par son approche projet et sa valorisation des économies de carbone à court terme, ni les fonds spéciaux, aux capacités financières réduites et mal articulées avec le processus de développement, n’apportent à l’heure actuelle de réponse satisfaisante à ces enjeux.

1 Olivier Godard, Le casse-tête de l’effet de serre au crible du développement durable. Ecole polytechnique/CNRS, 2003.

Mots-clés

politique de l’énergie, politique internationale, changement climatique, pays en développement, production d’énergie, effet de serre, protection de l’environnement

dossier

Lutte contre le réchauffement climatique (Cahier de Global Chance n°19, réalisé avec le Courrier de la Planète)

Commentaire

Texte publié sous le titre Construire l’action collective sur le climat - Entre éthique et accord coopératif, dans la revue Liaison Energie-Francophonie, n° 62, 1er trimestre 2004, pp. 9-13. www.iepf.org

Notes

Michel Colombier est directeur scientifique et coordonnateur des programmes sur le climat à l’IDDRI, Institut du développement durable et des relations internationales (www.iddri.org)

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