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La crevette ne paie pas

C’était une activité lucrative dans les années 1980 – 1990. Mais la crevette d’aquaculture, qui constitue le gagne pain de nombreuses personnes dans les Sunderbans (Inde), a connu une terrible chute.

Maureen Nandini MITRA

12 / 2008

Accroupie sur le môle glissant, recouvert de terre argileuse, son sari en coton léger dégoulinant, Meena Sahu, complètement trempée, vide l’eau qui est dans son seau grâce à une coquille cassée de coquillage, la transfère vers un bol blanc en fer émaillé. Et elle compte les précieuses crevettes juvéniles, fines comme un fil, qui maintenant se distinguent très nettement : vingt-cinq, … 28…, 29… » : ses lèvres comptent en silence alors qu’elle ne cesse de fixer son bol d’un regard oblique. Durant toute la matinée, Sahu a marché dans les bassins autour de son village insulaire, Dulki, tout en traînant un filet à mailles fines derrière elle. Sahu est une meendhara, une pêcheuse de crevettes juvéniles. Comme des milliers d’autres femmes, enfants et parfois même des hommes dans les Sunderbans, elle est dans l’eau jusqu’à la taille et ce jusqu’à 10 heures par jour, pêchant avec son chalut des bagda meen, crevettes juvéniles de l’espèce penaeus monodon, grosses crevettes tigrées.

Quand elle récolte 1000 crevettes juvéniles, elle est payée 60 roupies (une roupie = 0,0156 euros) par le arabdar, l’acheteur local, qui les vendra ensuite à des fermes d’élevage, à des grossistes, et aussi plus loin dans l’Inde intérieure pour au moins deux fois ce prix. Les fermes vendront ensuite les crevettes adultes à de grosses sociétés d’exportation qui les étêteront, les surgèleront et les expédieront par bateau vers le Japon, les États-Unis et les pays de l’Union Européenne. Quelques-unes des prises de Sahu pourraient très bien atterrir dans des cocktails aux crevettes vendus 25 dollars pièce (1 220 roupies) par un restaurant huppé de Manhattan.

Pour pêcher 1000 crevettes juvéniles, Sahu doit travailler six jours. Elle gagne environ 240 roupies pour un mois de ce travail, ce qui est à peine suffisant pour permettre à une personne même seule de s’en sortir et ce, alors que pourtant, nous sommes au fin fonds du Bengale-Occidental. « Il y a quinze ans, j’aurais pu gagner jusqu’à 1800 roupies pour 1000 crevettes juvéniles mais maintenant, les choses ont changé », dit-elle. Les préoccupations économiques, technologiques et environnementales propres à l’industrie de la crevette se sont modifiées au fil des années, ce qui a conduit à des changements dans le destin des meendharas comme elle.

La route de l’argent

La production de crevettes dans le Bengale Occidental côtier remonte environ à 200 ans et à l’époque, elle se faisait sous la forme d’une polyculture qui combinait riz et crevette. Les rizières de riz paddy étaient autorisées à laisser entrer l’eau au début de la saison nouvelle ce qui permettait aux jeunes crevettes sauvages de pénétrer dans les rizières. Les crevettes parvenues à l’âge adulte étaient pêchées après la récolte du riz. Dans les années 1950- 1960, ce système conduisit à la réalisation de bassins permanents, les behries, qui ne recevaient pratiquement que des crevettes juvéniles, sauvages au moment de leur capture. Selon les statistiques officielles du gouvernement de l’État, les fermes aquacoles en eau saumâtre couvrent environ 48 000 hectares de la côte du Bengale Occidental. Les behries traditionnels représentent 43 322 hectares. La superficie restante, soit 4678 hectares, correspond aux fermes commerciales.

La production de crevettes d’aquaculture décolla surtout à la fin des années 1980 dans les États côtiers de l’Inde, quand le gouvernement commença à exporter des crevettes vers le Japon, les États-Unis et les États Européens. A cette époque, l’exportation de produits de la pêche en provenance du Bengale-Occidental était constituée presque exclusivement de crevettes congelées et elle augmenta alors de manière très conséquente : de 2,5 millions de roupies dans les années 1970, elle passa à 600 millions de roupies dans les années 1980.

La nette augmentation des exportations s’avéra être une aubaine pour les habitants des Sunderbans puisque c’est de cette seule région que provenaient les crevettes juvéniles penaeus monodon ; celles-ci étaient ensuite expédiées vers les fermes d’élevage qui se dressaient alors comme des champignons sur tout le littoral de l’est et du sud-ouest de l’Inde. Au début des années 1990, les crevettes juvéniles devinrent une importante source de revenus pour beaucoup de familles très pauvres dans les Sunderbans. Le marché était en plein essor et une famille pouvait gagner 7 000 roupies ou même plus par mois grâce à ses filets. « Les prises varient d’une saison à l’autre mais c’est en septembre et en octobre qu’elles sont les plus importantes : en effet, les larves écloses durant la mousson arrivent alors en raison des grandes marées », dit Sahu.

Les crevettes penaeus monodon vivent en mer mais entrent dans les innombrables rivières et criques qui existent dans les Sunderbans pour y déposer leurs oeufs. Puis, juvéniles, elles retournent vers la mer et c’est alors que les meendharas les piègent dans leurs filets. Le travail est plein de dangers. Les eaux boueuses sont infestées de chiens de mer, variété de requins, appelés localement kamots et de crocodiles, dit Tushar Kanjilal, un enseignant qui a passé plus de trois décennies à travailler sur le développement rural dans les Sunderbans. « Officiellement, dix attaques mortelles advenues ici et dues à des crocodiles sont rapportées environ chaque année. Les attaques de requins sont fréquentes mais la plupart du temps, elles ne sont pas signalées. Les requins ne tuent pas mais arrachent des morceaux de chair. Souvent les victimes n’en prennent conscience que quand l’eau autour d’elles devient rouge, » dit-il.

Mais l’attrait de revenu additionnel est fort chez ces villageois. L’anthropologue Annu Jalias de l’Ecole des Sciences Économiques de Londres, qui a beaucoup travaillé dans la région, a affirmé que, avant que ne démarre la pêche de la crevette, beaucoup d’îliens avaient à peine de quoi vivre. Ceux qui n’étaient pas propriétaires terriens travaillaient dans les forêts de mangroves, ramassant le bois, collectant le miel et pêchant des crabes dans les zones humides de faible profondeur.

Revenu précaire

« Le premier coup porté aux meendharas fut le développement des écloseries en Orissa et en Andhra Pradesh au début des années 1990 : les larves pouvaient y être produites artificiellement », dit Harekrishna Debnath, président du National Fishworkers’ Forum, le NFF, qui est basé à Calcutta. Au début, ceci eut cependant peu d’incidences sur leur revenu car ces larves connurent une forte mortalité et la demande de crevettes juvéniles sauvages restait forte.

Puis en 1995-96, un virus mortel se propagea sur toute la côte indienne, dans les fermes productrices de crevettes. Ce virus au syndrome très caractéristique, des taches blanches, élimina toute la production de crevettes du pays en quelques jours et jusqu’à ce jour, selon les chercheurs de l’institut de recherche sur les pêches (CMFRI), qui est basé à Chennai, aucun remède ne lui fut trouvé. C’est aussi à cette époque que des écologistes et des militants agissant pour la protection des droits fonciers sur la côte de l’Inde commencèrent à se manifester contre la conversion de terrains agricoles fertiles en bassins d’eau saumâtre destinés à recevoir des fermes commerciales de crevettes avec les conséquences qui en découlaient : petits fermiers contraints de quitter leur terre et dégradation de l’environnement côtier.

Selon une décision de justice revêtant un intérêt public dans un procès intenté par Sankaralingam Jagannathan, militant reconnu en matière de protection des droits fonciers, la Cour Suprême interdit en décembre 1996 la production semi-intensive de crevettes en Inde. La Cour considéra que les exploitations de pêche devaient se situer au moins à 500 mètres de la côte et qu’elles ne pouvaient pas utiliser de terrains qui soient de première qualité, telles que des terres agricoles, des zones humides, des mangroves, des estuaires, des marais salants, des terres appartenant au gouvernement central et des terres appartenant à l’État de situation du bien. Pour respecter cette décision judiciaire, beaucoup de fermes furent détruites et une administration, the Coastal Aquaculture Authority, fut mise en place pour réglementer l’aquaculture côtière du pays. « Ces deux éléments eurent réellement pour effet de cesser la production de crevettes dans le pays pendant quatre années. L’industrie s’écroula presque entièrement », dit Debnath.

Durant cette période, les écologistes commencèrent à faire part de leurs soucis à propos de la manière dont sont pêchées les crevettes juvéniles dans les Sunderbans. « La manière de procéder n’est pas pertinente car elle n’est pas respectueuse de l’environnement : certes, les filets très fins qu’utilisent les meendharas leur permettent de pêcher les crevettes juvéniles, mais ils pêchent aussi de nombreuses autres espèces de poissons, de crevettes, leurs larves, qu’ils jettent ensuite avec insouciance », dit Kanjilal. « Ceci entraîne par voie de conséquence une diminution importante des populations locales de crevettes et poissons. » Il ajoute qu’un piétinement constant par les pêcheurs du littoral si fragile déstabilise les rives du bord de mer car la vase en se détachant, contribue à l’érosion du sol de l’île : ceci est un problème sérieux car dans le delta, c’est constamment que terre et mer sont en guerre acharnée.

En 1995, le gouvernement de l’État interdit que soient collectées les crevettes juvéniles sauvages, mais en l’absence d’offres de reconversion et du fait du peu de surveillance, les meendharas continuèrent à exercer leur travail traditionnel. « Nous ne pouvons pas les en empêcher car ils ont besoin de vivre », dit Madhumita Mukherjee, co-secrétaire au Ministère des pêches de l’État. Nous réfléchissons actuellement à des choix alternatifs qui permettraient d’offrir des moyens d’existence autres, tels qu’élever des animaux et en ce moment, nous sommes à la recherche de fonds. »

Concurrence et évolution du marché

« Aujourd’hui, il y a plus d’acheteurs qui choisissent des crevettes juvéniles en provenance des écloseries d’Andhra Pradesh et d’Orissa, qui peuvent être achetées pour 200 roupies les 1000 et correspondent à une espèce plus résistante. L’infection virale touche davantage les espèces naturelles, donc la demande pour ce produit est moindre », dit Taj Mohammad, Président de l’Association des Exportateurs de Produits de la mer, en provenance de l’Inde, région des Sunderbans.

Un autre point, plus récent, touchant les meendharas est la chute notable des quantités de crevettes exportées. Certes, la crevette surgelée continue à être le plus important des produits d’exportation de l’Inde mais sa part dans les exportations est passée cette année à 42 % alors qu’elle était de 52 % pour la dernière année fiscale. « La crise économique mondiale a asséné un grand coup à l’industrie », dit Taj Mohammad. De nombreux importateurs de produits de la mer ont annulé leurs commandes, ajoute-t-il. Le prix des crevettes qui s’établissait l’année dernière à 10$ US le kg (500 Roupies) sur le marché international est tombé à 7$ US le kg. Selon Harekrishna Debnath, en tenant compte du taux actuel de l’inflation, le prix du marché aurait dû être de 14$ US.

En fait, les exportations de crevettes vers les États-Unis sont en baisse depuis 2004, quand sous la pression de ses producteurs de crevettes locaux, ce pays a imposé une taxe anti-dumping de 10,54 % en moyenne sur toute cargaison de crevettes de l’étranger (taxes pouvant aller de 24,52 % à 4 % pour certaines sociétés exportatrices en fonction du type de produit, des résultats économiques de la société et du volume).

Le contrôle de la qualité reste un problème. L’année dernière, l’Union Européenne a rejeté 45 cargaisons de crevettes en provenance de l’Inde suite à la découverte de restes d’antibiotiques. Jusqu’en juin 2008, elle avait rejeté 10 cargaisons, dit Taj Mohammad.

« Ils disent aussi que notre manière de préserver et d’emballer la marchandise n’est pas en conformité avec les normes internationales. En fait, ce ne sont que moyens de pression pour ouvrir plus grand encore le marché Indien aux poissons d’importation, de telle sorte que les Pays occidentaux, à leur tour, puissent nous envoyer toute leur production de produits de la mer, » dit Harekrishna Debnath. « Alors qu’ils nous pénalisent, ils accordent des exonérations douanières pour les exportations en provenance de pays en voie de développement tels que le Bangladesh, l’Indonésie et le Guatemala. Nous sommes donc désormais en concurrence avec leurs produits, » ajoute-t-il.

Blanc sur noir

Un autre gros revers qui a fait encore baisser le prix de la crevette penaeus monodon a été une augmentation de la demande d’une variété de crevettes blanches, la penaeus vannamei, habitant normalement la côte pacifique de l’Équateur et du Mexique, que l’on ne trouve pas en Inde. Elle est très demandée aux États-Unis et dans de nombreux pays asiatiques, et son élevage s’est beaucoup répandu dans des pays tels que la Chine et la Thaïlande.

Les coûts de production de la crevette penaeus vannamei sont moindres et le rapport en chair est plus élevé, disent les chercheurs du CMFRI. Il y a déjà longtemps que les exportateurs indiens demandaient à être autorisés à importer cette espèce dans le pays mais l’administration en charge de la réglementation de l’aquaculture côtière s’y opposait en répondant que ce n’était pas viable car, disent les chercheurs du CMFRI, la crevette étrangère pourrait détruire, dans les Sunderbans et autres zones côtières, les populations de crevettes penaeus monodon locales.

Cependant, en ce début d’année, sur la pression des exportateurs de produits de la mer, le Ministère de l’Agriculture Fédéral de l’Inde a donné l’autorisation pour la production de la crevette penaeus vannamei. Comme les larves-souche de départ n’ont pas encore été importées, il faut encore attendre pour voir ce qui va se passer en Inde avec les crevettes blanches.

Jusqu’alors, les meendharas comme Sahu conserveront encore dans les Sunderbans un petit espoir d’avoir un revenu même s’il est bien amputé.

Mots-clés

commerce de la pêche, pêche artisanale


, Inde

Notes

Traduction en français : Michèle JAMMET (CRISLA)

Cette fiche est également disponible en anglais : Shrimp does not pay

Source

CSE, Down To Earth, 1-15th November 2008

The organisation Centre for Science and Environment (CSE), based in New Delhi (India) researches into, lobbies for and communicates the urgency of development that is both sustainable and equitable.

CRISLA (Centre d’Information de Réflexion et de Solidarité avec les Peuples d’Afrique d’Asie et d’Amérique Latine) - 1 avenue de la Marne, 56100 Lorient, FRANCE - Tel : 08 70 22 89 64 - Tel/Fax : 02 97 64 64 32 - France - www.crisla.org - crisla (@) ritimo.org

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