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Jharkhand: l’échec de la promesse d’un État adivasi

Richard TOPPO

07 / 2012

Un point de vue autochtone du Jharkhand montre comment la création de l’État, censée améliorer le bien-être des populations tribales, n’a en définitive contribué qu’à leur exploitation et leur déplacement.

Il y a presque un siècle, Katherine Mayo écrivait Mother India, une critique du mode de vie indien. Les opinions de l’auteur étaient telles que même Gandhi surnomma le livre « le rapport de l’inspecteur sanitaire », car il ne s’attardait que sur la « tuyauterie » du pays. Dans la même lignée que le livre discriminatoire de Mayo, Rudyard Kipling publia une autre œuvre contemporaine, Le Fardeau de l’Homme Blanc (White Man’s Burden). Les choses auraient été différentes si ces travaux avaient été perçus comme le fruit d’une imagination fertile. Mais ils avançaient des opinions qui devinrent le paradigme du point de vue occidental, occultant la vraie réalité et les brutalités incessantes et faisant même croire aux gens que les colonisateurs agissaient dans le meilleur intérêt des colonisés. La plupart des occidentaux se trouvèrent ainsi étrangers à la détresse des colonisés. C’était parfait: on assistait ainsi à une exploitation sans opposition.

Des années plus tard, il semble que l’Inde adopte la même démarche qu’elle avait jadis si sévèrement critiquée. Les communautés tribales du centre du Jharkhand, de l’Orissa et du Chhattisgarh se retrouvent exploitées, déplacées et dépossédées de leurs ressources par l’État. Mais le gouvernement a réussi à créer cette illusion de « développement » qui a aliéné la classe moyenne de la situation dramatique des populations tribales. Le gouvernement peut ainsi exploiter sans pitié ces populations, et le fait pratiquement sans aucune opposition de la part des autres classes de la société.

Apaiser les indigènes

Le 15 novembre 2000 fut un jour de réjouissance pour les poplations tribales, et principalement pour celles du centre de l’Inde. En effet, une revendication exprimée plus d’un siècle auparavant fut finalement satisfaite avec la création de l’État du Jharkhand.

La revendication des tribus pour que le Jharkhand devienne un État à part entière avait été émise pour la première fois en 1914, comme le rapport de la Commission de réorganisation des États de 1955-1956 le mentionne. Les hommes politiques tribaux embrassèrent cette cause, soutenus par d’autres communautés indigènes. Pendant longtemps, en effet, les régions du Chota Nagpur et du Santhal Pargana, riches en minerai, avaient été exploitées et les populations tribales déplacées au nom du développement. De plus, la discrimination raciale envers les tribus de la part des étrangers, appelés dikus dans le dialecte tribal, sévissait. Les revendications pour la création d’un État propre n’étaient donc pas seulement une affaire d’affirmation de sa propre identité mais avaient également pour but d’en finir avec des années d’injustice.

Cependant, la création du Jharkhand n’a fait qu’augmenter la vulnérabilité des tribus. Les concessions accordées, plutôt symboliques, telles qu’un Ministre en chef tribal, et l’octroi de quelques circonscriptions furent considérées comme le feu vert pour le déplacement des tribus au nom du soi-disant « développement ». Selon les rapports du Tribunal du peuple indien sur l’environnement et les droits de l’homme (Indian People’s Tribunal on Environment and Human Rights), 6.540.000 personnes au total ont été déplacées à ce jour dans l’État du Jharkhand au nom du développement. Il est vrai que l’achat incessant de terres pour l’Institut indien de gestion (IIM) et l’Université nationale d’étude et de recherche en droit (NUSRL) au village de Nagri, près de Ranchi, la capitale du Jharkhand, peut ressembler à un projet de développement aux yeux de la population riche et éduquée. Mais ces instituts académiques destinés à l’élite ont, par ce biais, déplacé plus de 500 villages indigènes, tandis que le déplacement pour la construction de barrages et d’usines ainsi que pour l’exploitation minière, entre autres, ne fait l’objet d’aucune mention ou presque.

Dans cet État où déplacement et développement sont devenus synonymes, les raisons stratégiques de telles mesures d’oppression vont bien au-delà du gain financier. Il est évident que différentes grandes entreprises essaient constamment d’exercer un contrôle sur l’élaboration des politiques. Le lien politico-industriel était plus qu’évident lors de la signature des 42 protocoles d’accord dès la création du Jharkhand. Selon un rapport sur les droits de l’homme publié par le Mouvement pour les droits de l’homme au Jharkhand (JHRM), le gouvernement de l’État du Jharkhand a, à ce jour, signé 102 protocoles d’accord qui vont à l’encontre des lois contenues dans la Cinquième Annexe de la Constitution sur l’administration des zones répertoriées et tribales. De vastes étendues de terrain seront nécessaires pour la concrétisation de ces protocoles d’accord.

L’opposition de la population et les différentes lois constitutionnelles contre l’acquisition de terres ont toujours été un obstacle pour les entreprises. En 2011, un mouvement populaire a ainsi forcé l’entreprise Arcelor Mittal à se retirer d’un projet au Jharkhand. Le secteur industriel a essayé de toutes ses forces de renverser le statu quo en sa faveur et a utilisé des moyens discutables pour y parvenir. Le Chota Nagpur Tenancy (CNT) Act, une loi sur la propriété, est l’une des diverses lois prévues par la Constitution pour la sauvegarde des intérêts des populations tribales. Elle a été mise en place en 1908 pour empêcher la vente des terres des tribus à des non-indigènes. Le but de cette loi était d’empêcher une dépossession prévisible des terres et de préserver l’identité des tribus. La perte des terres mènerait naturellement à une perte d’identité tribale étant donné qu’un certificat communautaire ne peut être délivré que sur preuve que l’on est propriétaire terrien.

Le secteur privé, quant à lui, semble plus intéressé à réformer de manière radicale la loi CNT, voire à l’abolir. Les journaux tels que le Prabhat Khabar et le Dainik Bhaskar, qui sont détenus par de grandes entreprises, mènent une campagne énergique pour une réforme de la loi, afin qu’elle soit plus souple en ce qui concerne la vente des terres des indigènes aux non-indigènes. Il est inutile de préciser qu’une telle réforme bénéficierait directement aux entreprises possédant des mines sur les terres tribales du Jharkhand et ouvrirait la voie à l’acquisition de terres dans l’avenir.

Le gouvernement d’État, quelque soit sa couleur politique, a contribué à la formulation de telles menaces envers les intérêts tribaux. L’exclusion de la religion Sarna de la catégorie « religion » lors du recensement a, par exemple, considérablement diminué la population tribale effective. Le gouvernement a également commis des erreurs en ne fournissant pas des données exactes sur les populations tribales, dont un grand nombre n’est pas recensé.

En raison de ces déplacement incessants, le pourcentage des populations tribales a chuté pour atteindre seulement 28 % sur le papier.

Le revers des opérations anti-naxalites

Il est évident que la menace naxalite a progressé au fil des ans. Le premier ministre Manmohan Singh a de bonnes raisons de déclarer que le naxalisme constitue la plus grande menace à la sécurité intérieure. Au Jharkhand seulement, 4.430 cas de violence naxalite ont été signalés depuis la création de cet État. Cette violence a coûté la vie à 399 membres de la police, 916 naxalites et 395 civils. La manière brutale dont la violence naxalite est perpétrée (décapitations, mutilations et égorgements) a largement contribué à amplifier les craintes de la population. La formation de groupes dissidents tels le Front indien de libération du peuple (People’s Liberation Front of India, PLFI), les Tigres pour la libération du Jharkhand (Jharkhand Liberation Tiger, JLT) et le Comité Tritiya Prastuti (Tritiya Prastuti Committee, TPC) n’a fait qu’aggraver le problème et a amené le gouvernement à utiliser sa propre violence en retour.

La vie des forces de sécurité déployées dans les endroits à forte concentration maoïste est constamment menacée. Alors que le terrain y est propice aux guérillas, la police locale se retrouve insuffisamment armée et mal formée pour ce type de guerre. Ceci explique pourquoi les forces armées du gouvernement central, qui ont un pouvoir de frappe et un équipement supérieur ainsi qu’une meilleure formation, sont appelées à la rescousse.

On raconte à la population que les naxalites veulent renverser le gouvernement par une révolution violente et en utilisant des moyens anti-démocratiques et qu’ils doivent être stoppés si l’on veut maintenir « le brillant avenir » de l’Inde. Mais on omet aussi certains faits. Selon un autre rapport du JHRM, 4.372 personnes ont été arrêtées sous prétexte qu’elles sont naxalites depuis la création du Jharkhand. Parmi ces personnes, 315 étaient des naxalites purs et durs pour la capture desquels le gouvernement avait promis une récompense. Les 4.057 personnes restantes n’ont aucun casier judiciaire et la police elle-même n’a pas été en mesure d’établir un lien entre ces dernières et le mouvement naxalite (1). Une source raconte même un exemple extrême où le gouvernement a joué un rôle-clé en soutenant le PLFI lors de sa création afin de contrecarrer le Parti communiste indien maoïste (CPI (M)). Cette manœuvre se retourna contre lui puisque le PLFI est devenu depuis un groupe terroriste de premier plan au Jharkhand.

D’autres exemples nous montrent la quantité innombrable d’innocentes victimes, en majeure partie autochtones, causée par les opérations anti-naxalites. L’incident du 15 avril 2009 à Latehar, au Jharkhand, a d’ailleurs révélé le revers de ces opérations. Cinq membres d’une tribu furent arrachés à leur maison par les forces de police centrales (CRPF) et celles du district, emmenés dans un endroit proche et tués par balles. L’enquête policière préliminaire tenta d’étouffer l’affaire, affirmant que les 5 indigènes étaient des maoïstes. Suite aux protestations qui s’ensuivirent, la police du Jharkhand reconnut finalement qu’ils n’étaient que de simples villageois sans aucun lien avec les naxalites.

La révélation récente d’opérations anti-naxalites dans la jungle de Saranda, où vivent plus de 125.000 indigènes, est encore plus inquiétante. Les forces armées centrales et celles d’état qui y sont déployées sous les opérations Mousson et Anaconda ont détruit les maisons et massacré des innocents, n’épargnant même pas les moyens de subsistance des tribus. Comme le JHRM l’a montré, 33 villageois ont été arrêtés et accusés de faire partie des naxalites. La police n’a pu produire aucune preuve afin d’étayer cette accusation.

La surmédiatisation de ce « corridor rouge » permet de justifier les actions des forces de sécurité : elles sont perçues comme déployées en terrain ennemi dans le but de « protéger » le « brillant » avenir de l’Inde. Il apparaît alors inévitable que « quelques » innocentes victimes soient tuées par les forces de sécurité. Ces victimes sont étiquetées « pro-maoïstes », et comme le corridor rouge se situe en grande partie sur les terres indigènes, l’opinion générale – bien qu’erronée – est que les tribus de ces régions sont naxalites ou pro-naxalites. L’exclusion de ces zones par le gouvernement d’État concerné qui, après 64 ans d’indépendance, n’a pas réussi à établir quelque communication que ce soit avec les personnes y vivant, n’a fait qu’aggraver la situation. Un district est considéré comme faisant partie du corridor rouge non parce les gens qui y vivent soutiennent l’idéologie naxalite, mais parce que les unités administratives dans ces régions sont inexistantes, laissant ainsi le champ libre aux naxalites. C’est donc l’échec du gouvernement d’État à entrer en contact avec les zones rurales indigènes qui a donné l’occasion au mouvement naxalite de se développer.

Des décennies après leur exclusion, le gouvernement essaie maintenant de sortir les communautés tribales de leur soi-disant « culture de musée » et de faire en sorte qu’elles s’intègrent. Mais les méthodes utilisées sont le déplacement et la distribution des terres aux multinationales afin qu’elles construisent des usines, réduisant de cette manière même le plus riche des fermiers au rang de simple ouvrier. Le fait que des ressources minières abondantes se situent sous ces terres tribales durcit la politique du gouvernement et sa détermination à écraser brutalement toute sorte d’opposition.

Cette étiquette de « corridor rouge » cache une double stratégie : les multinationales et les entreprises minières ont subi de lourdes pertes, notamment dans les régions tribales, d’une part à cause de la somme versée à diverses factions naxalites, montant qui atteint des millions de roupies chaque année, et d’autre part à cause de l’incertitude sur l’achat des terres au vu des lois tribales et de l’opposition de la population, et ce même si des protocoles d’accord ont été signés avec l’État concerné. En appelant zones maoïstes certains districts, le gouvernement ouvre la voie aux futures opérations des forces de sécurité. Leur mission? « Libérer » ces zones des griffes des naxalites et des forces « anti-développement ». Ces « forces anti-développement », comme les appelle le gouvernement, sont les populations tribales dont les protestations n’ont pour but que la conservation de leurs terres. Ils n’ont aucune intention de renverser le gouvernement. Cependant, dans tout le Jharkhand, on a signalé plusieurs cas d’indigènes tués ou emprisonnés sous le couvert d’être naxalites alors qu’ils n’avaient fait que protester contre l’acquisition de leurs terres par la force.

Les autochtones se retrouvent bloqués entre les naxalites et le gouvernement, et exploités et détruits par les deux. Dans les régions où les naxalites sont présents, ne pas suivre leurs ordres peut provoquer d’horribles tueries. Les villages sont ainsi contraints d’assister aux réunions organisées par les membres de ce groupe. Il n’y pas d’alternative.

Dans une telle situation, utiliser les armes de manière systématique et accuser les naxalites de se servir des villageois innocents comme boucliers humains ne représente pas seulement un échec de la part des forces de sécurité mais aussi de la part de l’État, censé assurer la protection de ses citoyens. L’illusion présentée à l’homme de la rue a associé les autochtones et les naxalites d’une manière si complexe dans son esprit que le nombre d’assassinats dans les zones indigènes n’amène que très peu de compassion parmi la population indienne. Les réactions après la mort récente de 18 naxalites présumés aux mains des forces de sécurité au Chhattisgarh reflètenet bien l’opinion générale que même si ces personnes n’étaient pas des naxalites, elles en étaient tout du moins des partisanes.

Au nom de « l’intérêt national »

Dans un entretien avec Shoma Chaudhary du magazine Tehelka en 2009, le ministre de l’intérieur P. Chidambaram a fait le commentaire suivant: «  Aucun pays ne peut se développer s’il n’utilise pas ses ressources humaines et naturelles. La richesse minière est une richesse qui doit être exploitée et utilisée au profit de la population ». Mais qui est cette population pour laquelle la richesse minière doit être exploitée si ce n’est la classe moyenne et l’élite, propriétaires des grandes multinationales?

Les ressources minières concernent plus les entreprises privées et leur propre profit que la croissance du pays. Le prix fixé par le gouvernement central pour le minerai de fer, par exemple, ne représente que 10 % de la valeur du minerai de fer exploité, ce qui constitue un énorme bénéfice pour les exploitations minières privées. Les populations tribales, elles, n’ont jamais fait partie des bénéficiaires de telles mesures. C’est une évidence alors que la loi PESA (la reconnaissance du droit des indigènes de décider de l’usage de leurs terres), votée il y a plus de 10 ans, n’a commencé à être appliquée que récemment dans les zones répertoriées du Jharkhand, et ce malgré une directive de la Haute Cour du Jharkhand en 2010. Il faut aussi mentionner la non-application du jugement Samatha dans toutes les zones mentionnées dans la Cinquième Annexe, jugement qui favorisait grandement les peuples autochtones. Ces derniers sont donc constamment exploités, déplacés et ruinés au nom de « l’intérêt national ».

Jawaharlal Nehru a expliqué jadis de manière exquise la signification de l’expression ‘Bharat Mata Ki Jai’, ou « Victoire à notre mère l’Inde », comme victoire aux millions de personnes vivant à travers tout le pays. Les classes aisées, qui sont des nationalistes fervents, doivent cependant comprendre que leurs concitoyens sont contraints à une situation proche de la guerre. Ces guerres ne sont pas seulement perpétrées au nom du pouvoir destructeur du soi-disant « développement » mais elles se nourrissent aussi des faux mythes qui aveuglent le public. Dans un superbe article de George Monbiot, paru dans le journal The Guardian, l’auteur mentionne les injustices de l’Empire britannique et les mythes qui sont si fortement ancrés que « nous semblons occulter les histoires qui les contredisent alors même qu’elles nous sont racontées ».

Si l’on veut maintenir une croissance réelle et globale, il faut se débarrasser de ces idées fausses et ne pas laisser cette exploitation continuer ainsi. Ce n’est qu’alors que l’expression « Victoire à notre mère l’Inde » revêtira toute sa signification. Le développement national ne consiste pas seulement à afficher la croissance économique du pays sur un morceau de papier. Un énorme taux de croissance du PIB n’a aucune signification si les populations tribales et les autres personnes défavorisées continuent à vivre dans des conditions sous-développées. En tant qu’autochtone, j’attends du gouvernement qu’il mette de côté cette fausse idée de développement qui ne fait qu’encourager l’exploitation des communautés tribales et qu’il provoque une croissance réelle et significative.

1 Rapport 2001-2011 sur les droits de l’homme au Jharkhand publié par le Mouvement pour les droits de l’homme au Jharkhand.

Mots-clés

peuple autochtone, minorité ethnique, industrie minière, ressources naturelles, déplacement de population, droits des minorités


, Inde

Notes

Lire l’article original en anglais : Jharkhand: The failed promise of an adivasi state

Traduction : Isabelle Louchard

Source

Articles et dossiers

Richard TOPPO, Jharkhand: The failed promise of an adivasi state, in InfoChange, July 2012

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