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Migrer ou ne pas migrer ? Enracinement et migration en Inde du Sud

Frédéric LANDY

11 / 1993

L’Inde connaît de véritables monstres urbains, tels que Bombay ou Calcutta qui dépassent les 12 millions d’habitants. On connaît la situation tragique des habitants des bidonvilles, dans ces mégapoles ou ailleurs. Ce que l’on sait moins, c’est que la population de l’Inde est encore aux trois-quarts rurale. La misère urbaine est réelle... elle pourrait être pire. La croissance urbaine est un fait, mais elle est en train de légèrement faiblir d’intensité. Tout indique donc un fort enracinement au village. On devine combien il est le bienvenu puisque sans lui la situation urbaine serait encore plus catastrophique.

Sans vouloir trop généraliser, une étude de cas peut permettre d’expliquer en partie la relative faiblesse de l’exode rural. Dans le sud du Karnataka (Inde du sud), un système de canaux branchés sur le fleuve Kaveri permet l’irrigation de villages qui se sont ainsi enrichis par la culture de canne à sucre et de riz. Même les propriétaires d’un demi-hectare ont désormais de quoi se nourrir, et il ne leur viendrait pas à l’idée d’aller tenter leur chance en ville. Au contraire, ces villages sont des lieux d’immigration: ils attirent, pour la saison des moissons ou pour toute l’année, des habitants de villages non irrigués, dont certains ont préféré vendre leurs pauvres lopins secs pour s’installer, simples ouvriers agricoles, dans le village irrigué. L’irrigation est donc un puissant facteur de rétention rurale: grâce à elle, le village n’est plus un repoussoir, mais il attire.

Un peu plus au nord du Karnataka, point d’irrigation. Point d’immigration donc, mais de l’émigration, dirigée soit vers les villages irrigués, soit vers de grandes villes. Cet exode rural peut vider certains villages de 20% de leur population. Ces départs sont cependant rarement pour la vie: on émigre pour quelques années, mais quand le père est devenu trop vieux pour labourer seul, le fils émigré rentre au village: bien peu d’émigrés mourront en ville. L’exode rural n’est donc jamais un déchirement: on ne part que vers une destination connue, où le village a des contacts établis par des années de tradition migratoire, et l’on ne coupe jamais ses liens avec le village natal. On envoie un peu d’argent à ses parents, et l’on accepte une part des récoltes pour marquer le maintien de ses droits sur les terres familiales. D’ailleurs, comment pourrait-on perdre ses racines quand la vie en ville est si risquée? Il y a les mafias urbaines et la police qui vous menacent, il y a aussi simplement le coût de la vie, comme le montre cette lettre d’un gardien d’immeuble à Bombay, dont la femme et les enfants ont dû rester au village: "A ma mère respectée. Votre cher fils demande votre bénédiction. Par la grâce de Dieu et la vôtre je vais bien. Par votre lettre j’ai appris votre situation. Je n’ai pas envoyé d’argent, voilà d’où viennent vos problèmes. Je vais envoyer 100 ou 200 roupies par mois, promis, à partir de maintenant. Je ne suis pas encore capable de venir vous voir. Et je ne gagne pas assez pour louer une chambre à 250 Rs <pour loger femme et enfants>. Car tous les propriétaires demandent une caution de 8000 Rs. Pourtant vous m’avez marié devant tout le village, selon les rites, et je ne veux pas souiller votre nom. C’est pourquoi en janvier j’ammènerai ma famille ici (...)."

Au total, l’exode rural existe, mais avec une ampleur limitée qui permet le maintien de fortes densités (150 hab/km2)dans le Karnataka rural. Outre les raisons déjà évoquées, la politique de l’Etat pour le développement rural a eu un impact positif: la croissance de l’élevage laitier, et la relative hausse des rendements agricoles dans des régions non irriguées qui étaient demeurées à l’écart de la Révolution Verte, ont limité l’exode rural. En outre, le Karnataka a connu sa réforme agraire en 1974. Mais à ces facteurs économiques de rétention rurale, il faut ajouter des facteurs sociaux et culturels. Les campagnes indiennes ont derrière elles plus de 2000 ans de civilisation agraire: elles sont peuplés de "paysans" (et non de simples "agriculteurs")enracinés dans leurs terroirs - ce qui contraste par exemple avec la situation de l’Amérique latine où les campagnes précolombiennes ont été tellement destructurées que 400 ans de colonisation n’ont pas eu le temps de recréer des sociétés rurales aussi attachées à la terre. Quant à l’Afrique subsaharienne, les sociétés rurales y sont aussi fort anciennes: mais elles ne connaissent traditionnellement qu’une agriculture extensive, souvent itinérante; et la propriété de la terre n’est qu’en partie hérédiaire, puisque le chef du village a pouvoir de redistribuer les parcelles: autant de facteurs qui font que les sociétés rurales africaines connaissent plus la mobilité que les sociétés indiennes. En Inde du sud, l’initiale du prénom d’un individu correspond à l’initiale de son lieu de naissance! On se définit par un lieu, par un village, par une maison que ses ancêtres ont consacrée devant les dieux au cours d’une cérémonie où un prêtre a célébré le sacrifice du feu. Pour ces paysans, les "lumières de la ville" n’existent guère: dans la société indienne encore largement traditionnelle, la ville n’est que corruption morale, domaine du jeu et des femmes vénales. Comment s’habituer à y côtoyer des gens de castes inconnues (qui risquent donc d’être inférieures), comment prendre le risque de manger une nourriture cuite par un cuisinier dont rien ne dit qu’il ne soit pas de basse caste? En ville, il y a certes des cinémas (loisir n°1 de l’Inde): mais dans les villages aussi, il existe de grands cinémas aux murs de tôle!

Mots-clés

migration, exode rural, irrigation, bidonville


, Inde

Commentaire

L’Inde est composée de communautés extrêmement cloisonnées en fonction de la religion, de la caste, mais aussi de la localisation. Une femme bien née n’ira pas manger dans le village voisin du sien, sauf si elle connaît personnellement l’hôte. Manque de cohésion et de solidarité? Pas sûr. Cela permet une certaine tolérance: puisque j’ignore le voisin, peut m’importe ce qu’il pense ou fait. Cela permet aussi de limiter l’exode rural, puisque le paysan indien ne partira en ville que s’il y est forcé, par "push" plus que par "pull".

Notes

Cette fiche a été élaborée à partir de ma thèse qui doit être publiée en 1994 sous le titre : "Paysans de l’Inde du Sud", chez Karthala. On peut lire aussi : J.L.Racine (éd)"Les attaches de l’homme", Editions de la Maison des Sciences de l’Homme, 1994.

Source

Thèse et mémoire

LANDY, Frédéric

Université de Paris 10 (Centre d’étyudes de l’Inde et de l’Asie du sud) - 59 Rue Bazire, 76300 SOTTEVILLE LES ROUEN. FRANCE. Tel 33 (0) 140 97 75 58. Fax 33 (0) 140 97 70 86 - France - frederic.landy (@) wanadoo.fr

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