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Les conséquences de l’impunité sur la société

Le point de vue d’un Uruguayen ordinaire

Claire MOUCHARAFIEH

05 / 1994

Dans toutes les sociétés où règne l’impunité, on cherche par tous les moyens à provoquer l’amnésie collective. Il est important, par conséquent, de comprendre pourquoi impunité et musellement de la mémoire vont de pair et quelles conséquences cela implique-il pour la société.

Au-delà de la quête élémentaire de justice de la part des victimes, la première obligation est d’empêcher par tous les moyens que l’histoire ne se répète. Que les leçons apprises dans une souffrance incommensurable se transforment en bénéfice non seulement pour ceux qui luttent pour cicatriser les blessures, mais aussi pour les nouvelles générations. Le premier impératif pour y parvenir est de connaître en détail et dans toute son ampleur les conséquences de la catastrophe vécue. Mais se rappeler le passé pour en tirer de véritables enseignements suppose que l’on puisse en avoir une connaissance exacte. Ce n’est jamais le cas pendant une période de dictature : la société toute entière a été soumise à la désinformation la plus totale, à l’isolement, à l’incommunication et à la peur. Ce sont des années de chappe de plomb, où la population a été emprisonnée dans le silence, s’évertuant à développer des mécanismes de survie.

La majorité de la population victime des dictatures en Amérique latine ignorait l’ampleur des violations des droits de l’homme et des droits civils et politiques. Il était difficile de croire ce que racontaient les victimes de la torture tant le système de destruction de la personne humaine était « barbare » (sic). On peut d’ailleurs se demander si un des effets recherchés par les tortionnaires n’était pas justement de provoquer l’incrédulité générale.

Dans ces conditions l’enquête sur le passé est fondamentale : il s’agit de savoir ce qui s’est passé pour approcher la vérité, mais aussi pour apprendre. En empêchant cette enquête, les défenseurs de l’impunité en Uruguay interdisent aux citoyens de connaître leur propre histoire, et donc de reconstruire une identité collective. Car sans mémoire, il n’y a point d’identité.

Se rappeler ne signifie pas nécessairement se préparer à exercer de vaines représailles contre un ennemi débusqué. L’exemple du Tribunal de Nuremberg est à cet égard instructif. Même si la plupart des criminels de la seconde guerre mondiale n’ont pas été jugés, Nuremberg a condamné le nazisme, jetant ainsi les bases juridiques, politiques et morales pour empêcher que cette folie ne se répète. Le « véritable » jugement est toujours moral et inscrit au patrimoine des peuples et de l’histoire, mais il suppose que les mécanismes de l’impunité aient été démontés et que le désastre social et économique ait été évalué. C’est là qu’intervient le rôle fondamental de la mémoire collective : pour protéger le présent, il est urgent de se reconnaître soi-même et découvrir, ce qui appartient au patrimoine commun.

Plus encore que les victimes de la torture, la situation des disparus symbolise un cas extrême de négation. La personne disparue n’appartient pas au passé, à la mémoire, puisqu’elle est l’objet d’un délit « continu » qui se prolonge indéfiniment dans le temps. Au-delà de la souffrance des parents et des proches, garantir l’impunité des auteurs revient en définitive à nier la condition humaine du disparu. On lui refuse jusqu’au droit de se trouver en un lieu donné, à un moment donné. Cette situation, qui place les familles dans une angoisse figée dans le temps, interdit tout travail de travail. La tombe du soldat inconnu permet de canaliser la douleur à partir du moment où gisent les restes d’un soldat qui pourraient être ceux d’un parent. Il ne peut pas y avoir de tombe du « disparu inconnu »…

Une société incapable de prouver que l’impunité n’a pas de droit de cité en son sein est prête à accomplir une sorte de suicide social. Les tortionnaires qui déambulent librement dans la rue sont confortés dans leur conviction que l’acte terroriste, accompli dans le cadre de l’Etat, est plus efficace que n’importe quel autre. Bafouer la connaissance de la vérité et la quête de justice, c’est faire obstacle à la possibilité de récupérer des valeurs essentielles qui ont été perdues pendant les années sombres. Il s’ensuit une perte de sens. Les raisons de cette souffrance vécue à laquelle on ne trouve pas de sens, restent sans réponse. Les conséquences psychologiques et sociales sont imprévisibles pour l’avenir de la société.

En perpétuant l’impunité, l’Etat empêche également une véritable réconciliation nationale. Il prive la société de tous moyens de renforcer l’état de droit, c’est à dire les institutions et la démocratie. On entend beaucoup dire que revenir sur les événements passés, c’est raviver les blessures, au lieu de les recicatriser. Mais l’expérience historique montre qu’il ne suffit pas de laisser au temps le soin de guérir les plaies, que le mal reste enraciné dans la conscience nationale, perdure et évolue. Le pardon, sans lequel il ne peut y avoir de réconciliation réelle, n’est ni l’oubli, ni l’indifférence (fuite devant la réalité), ni l’ingénuité. On confond trop souvent pardon et faiblesse, courage et vengeance. La vérité est toute autre : contrairement à son acception populaire, le pardon est un acte difficile et risqué, il demande beaucoup de courage pour ne pas se laisser dominer par la vengeance et la haine. Celui qui pardonne s’efforce de rompre le cycle sinistre dans lequel s’abîme toute communication humaine : il tente d’établir une nouvelle relation, en se basant sur la conviction que son bourreau peut se transformer véritablement. Cet acte ne peut donc être abstrait : on ne pardonne pas à quelqu’un si on ne connaît pas son identité, et encore moins à la place d’un autre, ou au nom d’un tiers.

S’il en est ainsi dans les relations individuelles il en va autrement des situations sociales et politiques. Dans ce domaine, il n’y a pas de procédures prêtes à l’emploi, mais il peut être utile de s’inspirer de l’expérience séculaire des Eglises, qui ne dissocie pas le pardon de la quête légitime et objective de justice.

Un gouvernement démocratique qui abdique face à l’impunité lègue à ses citoyens un avenir de corruption et de profonde immoralité, vidant de tout son sens les notions même de démocratie et de paix.

Mots-clés

paix et justice, dictature, violation des droits humains, mémoire collective, enseignement de l’histoire et paix, occultation des faits historiques, identité collective, réconciliation nationale, paix et démocratie, Etat et société civile


, Uruguay

dossier

Construire la paix : éléments de réflexion à partir des pratiques des organisations non gouvernementales et de quelques instances nationales et internationales

Ébauche pour la construction d’un art de la paix : Penser la paix comme stratégie

Notes

Contribution de L.PEREZ AGUIRRE lors d’une rencontre internationale sur l’Impunité (« Non à l’impunité, Oui à la justice »), organisée à Genève, en 1992, par la Commission internationale de Juristes et la Commission nationale consultative des droits de l’homme. Des actes ont été tirés du colloque.

Luis Perez Aguirre est un prêtre jésuite uruguayen. Se considérant comme un « observateur ordinaire de la réalité », il a été torturé pendant la dictature militaire en Uruguay. A deux reprises, il s’est retrouvé nez à nez avec son bourreau qui se promenait dans les rues de Montévidéo.

Source

Compte rendu de colloque, conférence, séminaire,…

PEREZ AGUIRRE, Luis

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