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dialogues, propositions, histoires pour une citoyenneté mondiale

La démocratie confuse

Luce KELLERMANN

12 / 1994

Après avoir montré combien, à la suite de l’effondrement du bloc soviétique, la démocratie est "en difficulté d’être" à l’Est, l’auteur se tourne vers l’Ouest où elle est "en difficulté de se maintenir". Dans des sociétés innovatrices et dynamisées par la concurrence, la performance, le profit, elle est malmenée par trop de mouvements. Tout y devient complexe et instable. L’inédit surgit en tous lieux.

La gestion du mouvement, son orientation la moins injuste constituent un défi. Mais "la pratique démocratique a pour essence d’être inachevée, toujours ouverte. "L’important, c’est d’y laisser se développer l’esprit critique, d’en considérer lucidement les faiblesses. Bien que la démocratie pluraliste tende à "anésthésier l’agressivité locale", elle est énervée.

Ce dont elle souffre, c’est d’abord de l’indifférence, effet de l’accoutumance (la démocratie va de soi), mais surtout du repli de l’individu sur lui-même. L’engagement personnel ne se fait pas au nom de valeurs abstraites, mais au profit d’actions limitées et concrètes. L’exercice de la citoyenneté est en retrait.

Elle souffre aussi du doute sur l’efficacité des appareils politiques, face à la complexité des problèmes et du soupçon concernant la volonté des gouvernants d’entretenir avec les gouvernés "un parler vrai". La prise de conscience que le système politique fonctionne au mensonge s’étend. Or "la démocratie par essence doit être vertueuse". D’où le désintérêt qui se généralise, la perte du militantisme qui se manifeste aujourd’hui. Mais jusqu’ici, c’est la classe politique et les hommes qui font la politique qui sont attaqués et non pas le régime lui-même. On asssiste donc à une "déliance" vécue non comme un progrès de la liberté individuelle, mais comme une incertitude, concernant les milieux politiques et leurs arcanes face à des pouvoirs incontrôlables. L’homme contemporain essaie de comprendre, mais là il se heurte à des dédales. Il s’agit donc plus d’un "individualisme par défaut que par volonté".

Il est question beaucoup du retour de l’acteur, les systèmes de pensée et les idéologies qui ont provoqué son éviction étant discrédités. Mais on ne peut que constater la faiblesse identitaire des sujets individuels et collectifs ou leur opportunisme ou encore pire l’archaïsme de leurs engagements. Or, du point de vue de la démocratie, des sujets peu ou faussement determinés ne font pas des acteurs politiques convaincus ou résolus. Ou alors, en voulant la revitaliser par le recours aux forces du passé, ils courent le risque de déchaîner la violence et de la mettre gravement en danger (nationalismes, fascismes, intégrismes).

La démocratie souffre encore de l’effacement des élites. Les principaux acteurs deviennent les professionnels et les organisateurs, ceux qui détiennent le savoir faire, le savoir gagner, la savoir communiquer. Les intellectuels ne contribuent guère clairement au débat démocratique. La démocratie souffre de ce retrait ou alors du pouvoir excessif que s’approprient quelques "intellocrates" (certains intellectuels, leaders d’opinion, politiques). Le paysage intellectuel est en tous cas brouillé comme celui de l’espace public.

L’exercice de la démocratie est enfin perverti par la représentation médiatique omniprésente de la vie politique. Sa dramatisation constante fait oublier les véritables fondements de la souveraineté populaire. Le lien social qui devrait relier élus et électeurs, gouvernants et gouvernés est dénaturé. Les gouvernants sont sous la dépendance presque entière de l’image. C’est par elle qu’ils sont présents sur la scène politique. L’art de l’acteur, dans le sens théâtral du terme, finit par compter davantage que le contenu de sa pensée politique, que ses capacités créatrices. La préoccupation constante de la séduction devient donc la règle. L’homme politique doit être capable d’accomplir, telles les vedettes du petit écran, des performances médiatiques. Quant aux gouvernés, ils sont seulement des "citoyens spectateurs". Ils accédent occasionnellement à une existence médiatique lors des débats télévisés, mais cela ne suffit pas à provoquer un engagement dans la pratique de la démocratie. L’interactivité ne produit que des effets limités et l’exercice de la démocratie est incompatible avec "l’anésthésie cathodique de la vie politique". La démocratie ne peut se maintenir et progresser que si elle se soustrait à une "surexposition médiatique qui contribue à la dissoudre".

Autre écueil : l’extension du système technocratique qui dispose de réseaux obscurs, mais qui n’en sont pas moins réels. Les véritables acteurs, ce sont les experts, parés des vertus de la compétence et des lumières du savoir et de la raison. A tout moment ils peuvent au nom de leur science et/ou de la réglementation, entraver ou faire aboutir un projet.

En résumé, trois configurations des espaces de pouvoir peuvent être distingués : celui des organisateurs, des gestionnaires, des experts appelés à faire preuve d’efficacité, celui des agents de communication, où "le réel se construit par l’information, la parole, l’image, la dramatisation", où prévaut la visibilité, celui relativement restreint du fait de l’extension des deux précédents, du politique qui "s’y transfigure en accédant à une sorte d’existence mystique. Le mythe, le symbole, le rite, les valeurs collectives les plus élevées et les émotions qu’elles engendrent y ont pour fonction d’unir en créant une solidarité supérieure et généralisée; ils renforcent ensemble le contrat politique qui définit juridiquement le lien entre gouvernants et gouvernés". C’est dans cet espace "hors-scène" que devrait se construire la démocratie. Mais aujourd’hui diminuée par les empiétements, elle est aussi écartelée entre fragmentation et mondialisation. Le cours des choses à déconstruit le politique. Il est urgent de le recomposer. Les invitations au réveil du civisme, en renforçant les assises de la citoyenneté, les appels à la vigilance face aux menaces de négation des droits de l’Homme et des libertés ne peuvent suffire. La démocratie est confuse, malade selon certains. Elle seule cependant, bien que jamais achevée, peut fournir aujourd’hui les moyens de refaçonner la vie sociale sur une base acceptable par le plus grand nombre.

Mots-clés

relations sociales, citoyenneté, acteur social, démocratie, médias, pouvoir, politique, théorie scientifique


, Europe, Russie

Source

Livre

BALANDIER, Georges, Le dédale : pour en finir avec le XXème siècle, FAYARD, 1994 (France)

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