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Capitalisation : différences avec la thèse du technicien de terrain

Pierre DE ZUTTER

07 / 1993

La soutenance de la thèse est un moment clé du parcours universitaire, celui où un jury lit, écoute, demande, débat et décide de l’octroi ou non du diplôme. La thèse a ses normes, dans le discours, dans sa structure, dans son style, dans son type de présentation ; il faut être très doué pour s’en échapper quelque peu sans trop de danger. La thèse est le principal traumatisme de bien des techniciens de terrain dans les Andes.

Par mon métier c’est surtout dans le milieu agronomique que j’ai vu le plus de dégâts. Bien des étudiants de cette discipline travaillent pour payer leurs études ou sont portés par une famille qui multiplie les sacrifices. Mais, alors qu’auparavant ils étaient astreints à certains cours et travaux pratiques, la thèse laisse plus de liberté. En outre, on peut avoir un bulletin de sortie de l’Université qui permet de chercher un emploi en tant qu’« egresado », donc technicien en la matière. Beaucoup parent au plus pressé et s’embauchent ici ou là. Peu réussissent ensuite à revenir dans le moule pour soutenir la thèse et devenir « ingénieurs » : aux difficultés culturelles de gens issus de milieux très éloignés de l’académie s’ajoutent peu à peu l’absence d’opportunités ou les contradictions avec les enseignements de la pratique.

Soutenue ou non, la thèse est référence principale et souvent obsession car l’avancement en dépend. C’est elle que nous retrouvons donc en tant que barrage entre l’expérience et sa capitalisation. Pourquoi barrage ?

Parce que, même si le terrain démontre la richesse des savoirs de la pratique, notre Université les satyrise eux et leurs porteurs: c’est de l’empirisme, c’est du non-scientifique ! La réaction naturelle consiste donc à respecter le moule pour être lu, écouté et reconnu. Et cela bloque d’innombrables apports.

Or capitalisation et thèse sont absolument différentes.

La seconde sert à juger les capacités acquises par l’étudiant, à valider ou non son aptitude à exercer le métier. Celui-ci élabore et soutient, le jury décide, et sa décision dépend en grande mesure de la rigueur avec laquelle sont appliquées certaines méthodes et certaines théories.

La capitalisation cherche essentiellement à partager ce qui a été appris de l’expérience, que cet acquis provienne d’un effort rigoureux, d’un hasard, d’un échec ou de quoi que ce soit. Il ne s’agit pas de démontrer les capacités de l’acteur d’expérience ni celles de l’auteur de la capitalisation (s’ils sont différents), mais de contribuer à un effort commun pour améliorer les pratiques et les savoirs.

Plus que la validité de la méthode d’acquisition d’une connaissance, ce qui compte c’est l’art de la présenter pour qu’elle soit utile à d’autres. Peut-être sera-t-elle à un moment ou un autre l’objet d’une étude ou d’une thèse destinée à la valider scientifiquement, mais ce n’est pas là la priorité de la capitalisation.

Alors, dans la capitalisation, il importe surtout de connaître pourquoi et comment les choses se sont présentées et ont été réfléchies, leurs conséquences, les questions ou les conclusions que l’on en a tirées. Il importe donc beaucoup plus de connaître la subjectivité concrète qui a guidé l’auteur tout au long de sa démarche que d’avoir des références abstraites à diverses théories existantes.

Dans la thèse il s’agit de démontrer que l’on manie bien un savoir établi. Dans la capitalisation, il s’agit de soumettre aux autres les connaissances potentielles (nouvelles ou retrouvées) qui surgissent de l’expérience afin que ces autres les redécouvrent dans la leur ou en emploient ce qui peut leur convenir.

Dans la thèse l’auteur cherche à se dissimuler derrière un appareillage théorique, méthodologique et stylistique consacré. Dans la capitalisation l’auteur s’expose pour entrer en dialogue et il emploie pour ce faire ce qui correspond mieux à ses aptitudes, à ce dont il veut traiter et aux possibilités de partager avec les autres.

Dans la thèse on doit s’efforcer pour remplir de manière adéquate toutes les cases du modèle. Dans la capitalisation on se préoccupe de mieux présenter ce que l’on a à offrir, même si l’on délaisse bien des points importants mais qui ne sont pas encore assez clairs pour être exprimés, ne serait-ce qu’en questions. Car on capitalise l’expérience pour participer à l’échange et à la recomposition du savoir et des pratiques.

Mots-clés

méthodologie, science, université, recomposition du savoir, rapport au savoir, capitalisation de l’expérience


, Amérique Latine, Pays andins

dossier

Des histoires, des savoirs et des hommes : l’expérience est un capital, réflexion sur la capitalisation d’expérience

Commentaire

Pour les gens du terrain, c’est très souvent l’attente du jugement des supérieurs qui bloque l’expression et donc l’élaboration des connaissances de la pratique. La thèse est l’expression maximum de la chose car elle est suspendue à un jugement dont dépendent le diplôme et les possibilités d’emploi.

Bien des méthodes et des théories employées pour la thèse sont utiles à un moment ou un autre de la capitalisation. Il ne s’agit pas de les condamner. Mais une capitalisation obsédée par le souvenir ou le défi de la thèse aura toujours du mal à voir le jour ou du moins à être facilement partageable.

Notes

Fiche traduite en espagnol : « Capitalización: diferencias con la tesis del técnico de terreno »

Ce dossier est également disponible sur le site de Pierre de Zutter : p-zutter.net

Version en espagnol du dossier : Historias, saberes y gentes - de la experiencia al conocimiento

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