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Les philosophies du pragmatisme et la relation entre théorie, pratique et technique

Sylvain LAVELLE

2007

Le pragmatisme (du grec pragmata, les affaires) possède une signification ordinaire (‘coller à la réalité’) ainsi qu’une signification philosophique (‘lier la signification, la cognition et l’action’). Le pragmatisme est une école philosophique fondée au cours du 19ème siècle par des philosophes et des scientifiques qui s’opposaient à la métaphysique moderne (Hegel) et à la dichotomie théorie/pratique (Aristote, Kant). Les ‘pères fondateurs’ sont Peirce, James, Dewey, Mead (1850-1950) et les ‘nouveaux pragmatistes’ sont Rorty, Putnam, Quine, Goodman (1950-2000). La philosophie du pragmatisme née en Amérique a été critiquée par certains philosophes d’Europe, tels que Russell et Popper, qui lui reprochaient d’être une ‘philosophie pour ingénieurs’ en raison de son insistance sur la pratique. Pourtant, le pragmatisme est plus un ensemble de philosophies qu’une philosophie unique, comme en témoigne la variété des options qui sont les siennes à propos des relations entre vérité et signification, cognition et action, science, morale et art. Le pragmatisme constitue par ailleurs, notamment grâce à Dewey, une contribution significative à la philosophie de la technologie.

Le pragmatisme est avant tout une méthode de la philosophie destinée à ‘rendre nos idées claires’ (Peirce) et à éviter les confusions en référant nos idées à leurs effets pratiques. La règle fondamentale du pragmatisme énoncée par Peirce est la suivante : ‘Considérez quels sont les effets pratiques que vous penser pouvoir être produits par l’objet de votre conception : la conception de tous ces effets est le tout de votre conception de l’objet’. De même, pour James, s’il n’y a pas de différence pratique quant aux effets de deux concepts différents (par exemple, l’eau et H2O), alors ils réfèrent à la même chose. Il reste que les représentants du pragmatisme ont développé une variété de conceptions, notamment sur le concept crucial de vérité. Pour Peirce, la vérité est un état de croyance idéal fondé sur une information complète et associé au terme d’une enquête menée par une communauté de chercheurs ; pour James, la vérité n’est pas une propriété des objets, mais des idées, et indique le terme d’un processus de vérification, sur la base d’un critère de satisfaction ou d’utilité pour un individu ou une communauté ; enfin, pour Dewey, la vérité est une ‘assertabilité garantie’ qui dépend d’une aptitude à construire une justification adéquate à propos d’une assertion (ou affirmation).

L’un des pourfendeurs du pragmatisme en Europe, Russell, considérait que la conception instrumentale de la vérité (la vérité comme instrument de prédiction, plutôt que comme copie de la réalité) est à la fois logiquement inconsistante et politiquement dangereuse. En cela, le pragmatisme est selon lui une ‘philosophie pour ingénieurs’, qui attend des théories qu’elles se conforment aux désirs des hommes d’action, ou des hommes de foi. Quant à Popper, il estimait que le pragmatisme produit une confusion entre science et technique, en assimilant les théories scientifiques à de simples règles de calcul, des ‘règles computationnelles’. Les pragmatistes contemporains tel Rorty ont réagi en soutenant qu’il n’existe de toute façon aucune méthode rationnelle de la recherche, ni Discours de la méthode (Descartes), ni Logique de la découverte scientifique (Popper). Le vrai et le bien ne peuvent être découvert par une quelconque ‘méthode’ scientifique ou philosophique, mais seulement au moyen de la discussion au sein d’une communauté humaine dont l’issue est contingente. Cependant, pour Putnam, autre néo-pragmatiste, si nous ne pouvons atteindre la vérité, au moins nous pouvons exiger de nos assertions qu’elles possèdent une acceptabilité rationnelle impliquant un ensemble de justifications.

En fait, à la différence des autres pragmatistes, Peirce le logicien, et James le psychologue, Dewey a couvert l’essentiel des domaines de la philosophie, allant de la logique à la politique. La logique de Dewey est en fait une ‘théorie de l’enquête’, l’enquête étant une aptitude commune à tous les être vivants, homme comme animal. Les êtres vivants ont une expérience continue d’une situation formant un tout unifié, mais en cas de rupture, ils entreprennent de reconstituer l’unité et l’équilibre de la situation au moyen d’une enquête. De la sorte, une situation au départ déterminée, mais qui se trouve perturbée par une rupture au point de devenir indéterminée, est transformée en une situation de nouveau déterminée au moyen d’une enquête.

L’éthique de Dewey rejette l’opposition conventionnelle entre la déontologie (fondée sur la règle et le devoir) et la téléologie (orientée vers une fin et vers le bonheur). En outre, selon lui, un jugement pratique est réflexif, et non pas seulement une impulsion ou une habitude ; de plus, un jugement de valeur est constitutif (unification d’une activité), relationnel (relation entre moyens et conséquences) et exploratoire (usage de l’action pour l’évaluation des conséquences ayant une valeur). Pour Dewey, le modèle du raisonnement fondé sur des fins fixes et une enquête limitée aux moyens n’est pas adéquate, car les fins sont elles aussi des causes de conséquences qui requièrent une évaluation de leur valeur.

Enfin, la politique de Dewey s’oppose à la doctrine du libéralisme fondée sur la notion de liberté négative (l’absence de contraintes) et soutient la liberté positive (le pouvoir d’être un soi individualisé). La réalisation de la liberté individuelle dans une société industrielle implique selon lui la participation, la consultation et la délibération du peuple ainsi qu’un contrôle politique intelligent des institutions politiques. La démocratie pour Dewey est un régime politique dont le but est la protection des intérêts du peuple à l’égard d’une classe dirigeante constituée par des experts. La méthode de la démocratie est l’enquête sociale destinée à explorer les questions en débat et à résoudre les conflits collectifs.

Dewey est le seul des pères fondateurs du pragmatisme à avoir apporté une contribution significative à la philosophie de la technologie. Il développe notamment une histoire philosophique de la technologie, en identifiant trois types d’objectification. Dans le cas des Aborigènes, par exemple, il n’y a pas d’interaction scientifique avec leur environnement, de sorte que l’objectification est minimale. Dans le cas des penseurs grecs, Platon et Aristote, les fins sont abstraites de l’expérience, et sont réduites à des objets de connaissance éternels, si bien que l’objectification est impossible. En revanche, à l’âge moderne, l’instrumentation et le déplacement de l’observation à l’expérimentation rendent l’objectification non seulement possible, mais maximale. Ainsi, l’usage de méthodes techniques dans la science implique une manipulation et une réduction, suggérant ainsi qu’une fois réduites (par exemple, l’eau réduite en H2O), les propriétés d’une chose peuvent être manipulées pour un usage plus large.

Dewey défend par ailleurs une conception extensive de la technologie, qui embrasse aussi bien l’art que la science. Il récuse la hiérarchie du savoir et de la certitude qui place au premier rang la theoria (connaissance), suivi de la praxis (action) et enfin de la poiesis (fabrication). De plus, il refuse le divorce entre théorie et pratique, qui ne sont que des phases différentes d’un enquête intelligente : la théorie est ‘l’acte idéal’, la pratique est ‘l’idée réalisée’. Dewey décrit la science comme un type de technique productive impliquant des essais et des tests, y compris dans les mathématiques abstraites. Il rejette l’opposition entre les ‘beaux-arts’ et les ‘arts et métiers’, qui n’est en fait que le produit de la distinction entre fins et moyens. La technologie est selon Dewey une activité doublement technique et sociale d’ajustement au monde, fondée sur la science et destinée à satisfaire des besoins humains. Cependant, Dewey était conscient du fossé entre les deux cultures, de l’impact de la science sur la société au travers de ses développements techniques. C’est pourquoi il estimait qu’un tel danger exige des contreparties, qu’il appelait du nom de ‘techniques morales’.

Plus tard, la technologie prit une signification beaucoup plus large, en devenant synonyme de la méthode de l’enquête. Il reste que, pour Dewey, tout ce que font les hommes n’implique pas nécessairement un ajustement à leur environnement, tant et si bien que toute activité humaine n’est pas de la technologie.

Au final, la philosophie, ou plutôt, les philosophies du pragmatisme, reflets de l’‘esprit américain’, apparaissent comme un courant majeur et reconnu de la philosophie occidentale, ainsi qu’une contribution significative à une philosophie contemporaine de la technologie. Le pragmatisme s’est constitué en Amérique en une authentique tradition philosophique, en opposition avec celle de l’Europe longtemps dominée par les catégories et les hiérarchies héritées d’Aristote. La contribution majeure du pragmatisme est sans nul doute la transformation des relations entre théorie et pratique, qui déplut fortement à certains représentants de la philosophie européenne, qui la qualifiaient de ‘philosophies pour ingénieurs’. La raison de ce désaveu est la position trop centrale concédée à la conception technique (effets de l’action), au détriment d’une conception épistémique plus classique (cognition des causes). Le pragmatisme ouvrait ainsi la voie à une sorte de techno-centrisme fondé sur le critère général d’utilité, lequel semblait contradictoire avec un idéal esthétique de beauté et de liberté cher à certains philosophes européens. En fait, le pragmatisme affiche un attachement commun mais divers à l’expérimentalisme et à l’instrumentalisme, mais Dewey est le seul à avoir développé une authentique philosophie de la technologie.

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